L’œuvre négative du colonialisme français aux Antilles La production et la reproduction d’une pigmentocratie

Saïd Bouamama

La Guadeloupe et la Martinique sont célébrées dans le discours dominant comme le symbole du métissage réussi. L’angle mort de ce discours est celui de la reproduction de ce que Raphaël Confiant  nomme la « pigmentocratie[i] » qui structure le système social des Antilles dites « françaises » de l’époque esclavagiste et coloniale jusqu’à aujourd’hui.  Ce système social reste en effet caractérisé, rappelle le chercheur canadien Adrien Guyot, par « une hiérarchisation sociale basée sur les notions de race et de couleur, amenant par là même la création de néologismes comme « éthnoclasse » pour faire référence aux classes sociales dont le principal critère d’appartenance est l’ethnie[ii] ». Sur le plan économique la structure des Antilles dites « françaises » reste coloniale. La prise en compte des contextes historique, économique et géostratégique est incontournable pour saisir cette réalité coloniale qui se reproduit.

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L’œuvre négative du colonialisme français en Polynésie Du « bon sauvage » à la bombe nucléaire coloniale

 

Cocotiers, vahinés, ciel et plages paradisiaques et « bons sauvages » telles sont les images médiatiques dominantes de la Polynésie dite « française ». Lorsque nos médias dominants abordent cette colonie composée de  cinq archipels c’est pour dessiner l’image d’un « paradis métis » ou d’une colonisation réussie par le mélange des populations. La majorité des polynésiens ne partagent pas cette vision et le mouvement indépendantiste a réussi à inscrire la Polynésie dans la liste des territoires à décoloniser. Le 17 mai 2013 l’assemblée générale des Nations-Unies adoptait une résolution affirmant « le droit inaliénable de la population de la Polynésie française à l’autodétermination et à l’indépendance » et exigeant du gouvernement français de « faciliter la mise en place d’un processus équitable et effectif d’autodétermination[i] ». Malgré plusieurs autres résolutions allant dans le même sens, la France fait la sourde oreille et refuse d’organiser un référendum d’autodétermination. Essayons de comprendre pourquoi en resituant la Polynésie dans ses contextes historiques, économiques et géostratégiques.

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Diên Biên Phu Une défaite de l’État français, une victoire du peuple français ?

Intervention au Bandung du Nord du 6 mai

Saïd Bouamama

La défaite militaire de l’État colonial français à Diên Biên Phu le 7 mai 1954 fait partie de ces moments historiques marquant le passage d’une époque historique à une autre. La chute du camp retranché français après 56 jours de combats sanglant ne peut cependant pas s’analyser sur un plan uniquement militaire. Première victoire d’une lutte de libération nationale dans l’empire français, elle enclenche un processus d’émancipation nationale qui sonne le glas de cet empire. Pour saisir les causes, enjeux et conséquences de cette victoire vietnamienne qui apparaît immédiatement aux yeux des indigènes des autres colonies françaises comme leur victoire,  je vous propose un cheminement an trois temps. Dans un premier temps il s’agira de resituer l’événement dans la séquence historique qui s’enclenche en 1945. Dans un second temps nous rappellerons les effets immédiats de Diên Biên Phu sur les autres peuples colonisés mais également dans le renouvellement de la stratégie coloniale française. Un troisième moment sera consacré à la question posée dans le titre de l’intervention : qui a gagné et qui a perdu à Diên Biên Phu ?

  1. La fissuration du socle colonial

La seconde guerre mondiale joue comme un ferment puissant de l’aspiration anticoloniale.  Elle fissure profondément le socle colonial. Les premières fissures ne sont pas militaires mais idéologiques, culturelles et psychologique. Sur le plan idéologique le racisme biologique qui prédominait jusque-là n’est plus défendable aux yeux mêmes des européens. L’expérience du nazisme change profondément la donne. Avec le « nazisme », des Blancs appliquent pour la première fois, à d’autres Blancs une hiérarchisation raciste jusque-là réservée aux colonisés. Des pays européens sont colonisés et leurs peuples subissent ce que leurs pays font vivre à des millions de colonisés depuis des siècles.  La même année que Diên Biên Phu, Aimé Césaire résume comme suit ce bouleversement :

« Lorsque Hitler a vociféré pour la première fois ses abominations sur la race supérieure, les peuples d’Europe ont pu être étonnés. Nous autres, peuples coloniaux, nous l’avons été fort peu, car nous avions déjà entendu ce langage-là, non pas par la bouche d’Hitler, mais de la bouche de nos maîtres, de celles des grands colonisateurs […] ; peut-être la grande originalité d’Hitler a-t-elle été simplement d’appliquer aux peuples européens les méthodes coloniales que l’Europe avait jusqu’ici, sans sourciller, appliquées, pour son plus grand profit, aux nations non européennes. » (Aimé Césaire, le colonialisme n’est pas mort).

Du côté des colonisés la participation massive aux combats contre le nazisme constitue une expérience qui mine un des mythes essentiel de la colonisation, celui de « l’invincibilité de l’homme blanc ». Les organisations nationalistes des différentes colonies rappellent alors au colonisateur les idéaux affichés dans la charte de l’Atlantique de 1941, la charte des Nations-Unies en 1945 et la déclaration universelle des droits de l’homme en 1948. La réponse française à ces exigences des colonisés sera la violence militaire et le massacre : En Algérie avec les massacres de mai 1945, en Indochine avec la guerre de reconquête en 1946 et à Madagascar avec un autre massacre massif en 1947.

La victoire de la révolution chinoise en 1949 et la fin de la guerre de Corée en 1953 parachève la réunion des facteurs qui conduisent à la victoire de Diên Biên Phu. L’Etat français a bien pris la mesure de ce qui se joue au Vietnam. Il ne s’agissait pas simplement de l’indépendance d’une colonie mais de l’avenir de l’empire colonial français. En témoigne l’ampleur des forces militaires engagées dans la bataille (le corps expéditionnaire français compte plus de 100 000 hommes).

L’armée française est à l’image de son empire. Les français ne représentent que 25 % des effectifs et les autres soldats sont issus de 17 colonies.  L’attitude de ces troupes pendant le conflit sera un autre indicateur des mutations que connaissent les colonisés après l’expérience de la seconde guerre mondiale. Les tirailleurs algériens et marocains désertent en partie importante et rejoignent pour certains d’entre eux les combattants vietnamiens. Ils répondent ce faisant à l’appel des vietnamiens qui soulignent dans leurs tracts et messages audio la communauté d’oppresseurs mais aussi à l’appel du leader nationaliste rifain  Abdelkrim El Khatabi qui déclare :

« Soldats marocains ! Sachez que l’aide que vous apportez aux forces de l’impérialisme en Indochine, en plus de son caractère contraire à la religion et à la morale prolonge la présence française dans vos patries […] Vous devez chercher à passer dans les rangs des Vietnamiens pour les aider à vaincre les impérialistes français car leur défaite serait aussi une victoire pour la cause de la liberté et de l’indépendance du Maghreb. » (Journal égyptien Sawt al Oumma du 21 mars 1948.)

  1. L’impact sismique

Si la victoire vietnamienne de Diên Biên Phu est un résultat de la nouvelle séquence qui s’enclenche en 1945, elle est aussi un accélérateur des mutations profondes qui caractérisent cette nouvelle époque. En témoigne les réactions des colonisés. Donnons  quelques citations de militants nationalistes de la période :

  • Fehrat Abbas souligne que Diên Bîen Phu revêt immédiatement un caractère de symbôle : « Dien Bien Phu ne fut pas seulement une victoire militaire. Cette bataille reste un symbole. Elle est le Valmy des peuples colonisés. C’est l’affirmation de l’homme asiatique et africain face à l’homme de l’Europe.  C’est la confirmation des droits de l’homme à l’échelle universelle. A Diên Biên Phu, la France a perdu la seule légitimation de sa présence, c’est-à-dire le droit du plus fort.» ( Fehrat Abbas, guerre et révolution d’Algérie : la nuit coloniale, p. 16.)
  • Youssef BenKheda se rappelle l’impact de Dîen Bîen Phu sur la décision de passer à la lutte armée en Algérie : «  l’humiliant désastre de Dien Bien Phu » pour le corps expéditionnaire français a agi « en puissant détonateur sur tous ceux qui pensent que l’option de l’insurrection à court terme est désormais l’unique remède, la seule stratégie possible pour dépasser la crise […] ». Dien Bien Phu « décuple la détermination des militants pressés d’aller de l’avant. L’action directe prend le pas sur toutes les autres considérations et devient la priorité des priorités. («  Les origines du 1er novembre 1954 », p. 245.)
  • Ruben Um Nyobè considère pour sa part que la victoire vietnamienne « doit servir de leçon à ceux qui croient que le fait de calomnier l’adversaire est une solution efficace ». (in « Comment faire pour gagner la bataille du référendum pour l’unification du Cameroun »)

Nous aurions pu citer Nkrumah ou Mandela, Nyerere ou Fanon, Mandela ou  Sékou Touré, etc., tous les acteurs militants nationalistes des indépendances africaines évoquent la victoire vietnamienne comme une promesse d’une indépendance proche.

La réaction est identique du côté des peuples. « La chute de Dîen Bîen Phu le 7 mai 1954 ne passe pas inaperçue en Tunisie ; elle est célébrée dans les quartiers populaires par la confection d’un plat qui prend le nom de « tajine Dîen Bîen Phu » rappelle l’historienne Juliette Bessis (Mouvement ouvrier, communisme et nationalisme dans le monde arabe, p. 272).  « Les colonisés, eux, ne s’y sont pas trompés. Divers témoignages attestent que, dans les autres colonies alors dominées par la France, la joie éclata » complète l’historien Alain Ruscio (  Dîen Bîen Phu, le Valmy des peuples colonisés, l’humanité du 9 mai 2014).

Les autorités coloniales constatent, elles aussi, ces effets sur le rapport aux colonisateurs. Ainsi par exemple de préfet de Batna déclare que : « Dîen Bîen Phu a eu comme conséquence « une modification importante de l’Etat d’esprit musulman des Aurès […] Les Chaouïa  ne considéraient plus les Français comme des chefs puisqu’ils étaient vaincus» (cité in Daniel Guérin, Ci-git le colonialisme, p. 25).

L’accélération de l’histoire que symbolise Dîen Bîen Phu se traduit rapidement en faits et initiatives concrètes. Alors que la bataille n’est pas encore entièrement close mais que son issue est déjà avérée, se réunit du 28 avril au 2 mai, la conférence de Colombo dans laquelle cinq pays nouvellement indépendant d’Asie décident d’organiser une conférence des pays indépendants d’Afrique et d’Asie à Bandung. Quelques mois après c’est le déclenchement de la guerre de libération en Algérie dans laquelle s’engageront de nombreux tirailleurs algériens ayant fait la guerre d’Indochine, puis la conférence de Bandung en 1955 où les délégués vietnamiens sont accueillis en héros et la nationalisation du canal de Suez en 1956 où la solidarité proclamée à Bandung trouve sa première concrétisation. Cette succession de faits attestent de l’impact sismique de la victoire Vietnamienne. C’est bien l’époque coloniale qui entre en crise mortelle à Dîen Bîen Phu.

L’État français pour sa part est contraint à un changement de stratégie. La crainte de la contagion du « virus vietnamien » le conduit à accepter l’indépendance de ses colonies asiatiques dans une logique de « lâcher l’Asie pour garder l’Afrique ». Les guerres d’Algérie et du Cameroun seront les traductions concrètes de cette stratégie. Garder la mainmise coloniale sur l’Afrique est la préoccupation centrale après Dîen Bîen Phu. L’ancien ministre des colonies, un certain François Mitterrand résume cette préoccupation comme suit : « Sans l’Afrique, il n’y aura pas d’histoire de France au XXIe siècle » (F. Mitterand, Présence française et abandon, 1957, p. 237).

Mais l’impact cumulé de Dîen Bîen Phu, de Bandung et de Suez et la crainte du déclenchement de nouvelles luttes armées en Afrique subsaharienne conduit rapidement à un nouveau changement de stratégie.  « Ne laissons pas croire que la France n’entreprend des réformes que lorsque le sang a coulé » (Intervention devant le Conseil de la République, 1957) déclare le ministre de l’Outre-mer Gaston Deferre pour justifier la loi cadre de 1956.  A peine promulguée celle-ci qui se contente d’accorder une large autonomie est dépassée tant est devenue forte l’aspiration à l’indépendance immédiate. Ne pouvant plus s’opposer aux indépendances, l’Etat français les accélérera en les encadrant par des accords de coopération, des accords monétaires et des accords de défense vidant la souveraineté nationale nouvelle de sa substance. Le temps du néocolonialisme et de la Françafrique commence.

  1. Vainqueurs et perdants

Dîen Bîen Phu eu un impact sismique tel que l’ensemble de l’empire colonial fut bousculé. L’Etat français est contraint de muer son colonialisme en néocolonialisme. Un tel constat souligne qu’un système de domination ne disparaît jamais de lui-même, ni ne se transforme de lui-même. Il ne se transforme que par le rapport de forces qui déterminera soit sa disparition, soit sa mue sous un nouveau visage. A ce titre les indépendances de la décennie 60 sont à la fois une avancée historique certaine et le signe du maintien de la domination.

La question des vainqueurs et perdants de Dîen Bîen Phu revêt un caractère de fausse évidence. Posée de manière essentialiste et binaire, elle aboutit à une réponse en apparence évidente : le Vietnam a gagné, la France a perdu. Du côté vietnamien la réponse peut être globalement considérée comme satisfaisante compte-tenu du sacrifice collectif qui a été nécessaire pour vaincre militairement l’armée française. Une telle victoire suppose la mobilisation de tout un peuple que le général Giap résume comme suit pour la seule bataille de Dîen Bîen Phu :

« Ne faut-il pas pour amener un kilo de riz aux soldats sur le front, en consommer quatre pendant le transport ? Vous vous rendez compte ! Nous avons utilisé 200 000 porteurs, plus de 20 000 bicyclettes, 11 800 radeaux, 400 camions et 500 chevaux. Les canons, au demeurant, seront hissés à bras d’homme sur les collines ». (Le Monde du 4 octobre 2013).

Un tel effort et sacrifice atteste d’une large mobilisation populaire pour l’indépendance et fait de celle-ci une victoire indéniable pour le peuple vietnamien. L’accélération de l’histoire anticoloniale sous l’effet de Dîen Bîen Phu fait des autres peuples colonisés de l’empire français des bénéficiaires de la victoire du peuple vietnamien.

La question du perdant est moins évidente. Les réponses amenées par différents acteurs de l’époque sont à cet égard significatives. Le sociologue et géographe André Siegfried explique en 1950 c’est-à-dire au moment des premières défaites militaires de la guerre d’Indochine les enjeux de celle-ci : « Ce qui est en cause, ce n’est pas tant le statut colonial lui-même que le destin dans le monde de la race blanche, et avec elle de la civilisation occidentale dont elle est le garant, le seul garant. » (Le Figaro du 3 janvier 1950). 34 ans plus tard lors du trentième anniversaire de Dîen Bîen Phu, Bigeard résume de manière lapidaire : « c’est la race blanche qui a perdu. » (Libération du 7 mai 1984). Parmi les vaincus de  Dîen Bîen Phu se trouve sans nul doute les suprématistes blancs qui s’affichait ouvertement pendant toute l’époque coloniale.

Les impacts sismiques de Dîen Bîen Phu mettent en évidence un second perdant : l’Etat français lui-même et les classes sociales dont il défend les intérêts. La couverture médiatique de la guerre d’Indochine du début à la fin atteste de l’importance pour l’Etat français de cette colonie. La presse écrite et radiophonique mais également les « actualités » du cinéma ont tentés pendant toute la durée de la guerre de forger un consensus guerrier avec le double leitmotiv de la lutte contre le « péril rouge » et de la défense de l’empire français.

Le peuple français pour sa part n’a jamais soutenu cette guerre. Elle ne fut jamais populaire. Le mouvement contre la guerre du Vietnam fut important avec en particulier une forte mobilisation de la revue le « Temps modernes », du PCF et de groupes d’extrême-gauche,  quelques centaines de déserteurs rejoignant les troupes vietnamiennes, des refus des dockers et cheminots de charger et transporter le matériel militaire destiné au Vietnam, des manifestations contre la guerre avec des affrontements fréquents avec les forces de police, etc. Le rapport du général Revers estime par exemple que 40 % du matériel arrivant en Indochine en 1949 était saboté. De même en février 1954 seulement 8 % des français déclarent approuver la guerre. (Alain Ruscio, l’opinion française et la guerre d’Indochine (1945-1954, Histoire n° 29, p. 40). L’ordre de grandeur de ces faits atteste que le peuple français ne peut pas être considéré comme un perdant à Dîen Bîen Phu.

Peut-on pour autant considérer Dîen Bîen Phu comme une victoire du peuple français ?  Si nous prenons en compte que l’imaginaire colonial produit, reproduit et diffusé depuis la troisième république fait fonction de frein à la conscientisation des clivages de classes de la société française, tous les facteurs ébréchant cet espace mental colonial sont de fait une victoire du peuple français.  La question n’est pas ici celui du coût de la guerre pour le peuple français mais d’abord celui du carcan idéologique colonial qui empêche une véritable perspective progressiste. « Un peuple qui en opprime un autre, ne saurait être libre » soulignait déjà Marx.

Contrairement à ce qui est trop souvent affirmé, l’Etat français tira les leçons de sa défaite. L’accompagnement idéologique de la guerre d’Algérie fut encore plus puissant que pendant la guerre d’Indochine et l’envoi du contingent mis en place pour impliquer le maximum de français. Malheureusement l’opposition à cette seconde guerre coloniale de la période ne fut pas comparable à celle de la première.

Ce retour en arrière n’enlève rien à la caractéristique de la bataille de Dîen Bîen Phu : Une défaite du colonialisme, du racisme et de l’Etat français et simultanément une victoire des peuples français et vietnamiens. Nous voulons pour finir souligner une leçon de cette page d’histoire : la nécessité d’un mouvement anti-guerre s’opposant à toutes aventures néocoloniales qui se multiplient aujourd’hui.

Qu’est-ce que le racisme d’État ?

Intervention au Bandung du Nord du 5 mai 2018 après-midi

Saïd  Bouamama

Avant d’aborder la question du « racisme d’État » rappelons que cette expression fait partie du vocabulaire que certains voudraient interdire. D’autres termes subissent le même procès en sorcellerie comme « islamophobie », « blanc », « privilège », etc. En fait dès qu’un terme ou une expression semble investit par un groupe dominé pour rendre compte de son expérience et de sa situation, il est l’objet d’attaques visant à le délégitimer. Cette fois-ci cependant un seuil de gravité est franchi puisqu’un ministre de l’Éducation Nationale a tenté de porter plainte contre un syndicat pour usage de l’expression « racisme d’Etat ». Selon lui l’Etat français a été diffamé par l’utilisation de cette expression.

  1. Racisme d’État et État raciste :

Il n’est pas inutile de camper la scène du théâtre que nous avons connus à propos de cette expression. La ligue des droits de l’homme, la LICRA, le sociologue Michel Wieworka critique l’expression comme porteuse d’un réductionnisme dangereux. Utiliser l’expression « racisme d’État » prétendent-ils c’est affirmer que l’État nazi serait de même nature que l’État républicain français contemporain. Les partis s’en mêlent avec un large consensus dépassant le clivage « droite-gauche » pour dénoncer l’utilisation de cette expression pour caractériser la république française contemporaine. Écoutons la formulation de l’accusation par Wieworka :

« Parler de racisme d’État veut dire que l’État pratique et professe le racisme. C’est mettre la France sur le même plan que l’Afrique du Sud de l’apartheid. Il y a racisme d’État quand le phénomène se hisse au niveau de l’État. Ce qui n’est pas du tout la même chose que s’il s’agit de mécanismes inacceptables qui existent certes au sein de l’État – un État qui s’efforce de les faire reculer (…) il est vrai que si vous êtes issus de l’immigration maghrébine vous avez plus de peine à trouver un stage ou un emploi au sortir de l’école. Mais il n’y a pas de volonté explicite, ni même l’acceptation de telles logiques de la part de l’État. Au contraire, la République donne tous les signes d’une forte mobilisation contre le racisme »

Le président d’honneur de la Ligue des Droits de l’Homme va dans le même sens : «Le racisme d’État, c’était en Afrique du Sud ou sous Pétain. On n’est pas dans une situation de ce type aujourd’hui, car l’État ne produit pas de lois ou de règlements racistes.» ( Libération 24 novembre 2017)

Outre que le débat reste ouvert pour nous à propos de certaines lois comme celle d’exception sur le foulard en 2004, il y a ici confusion, volontairement ou pas importe peu, entre les expressions « racisme d’État » et « État raciste ».   Plus avertit que d’autres il reconnait l’existence d’un racisme institutionnel (porter par telle ou telle institution) mais pour l’opposer au « racisme d’État » qui signifierait une « intentionnalité de l’État ». Quant au fait qu’il voit une « République (qui) donne tous les signes d’une forte mobilisation contre le racisme », nous ne devons pas vivre dans la même société ou du même côté de la ligne de couleur qui est aussi une partie de la ligne de pouvoir.

A notre connaissance aucun des nombreux militants et aucun des quelques chercheurs utilisant l’expression « Racisme d’État » ne considère l’État français comme similaire au nazisme ou au régime de l’apartheid. . Nous ne sommes pas inconscients dans le choix de nos mots et expressions. Nous avons lu l’historien états-uniens Georges Fredrickson (« Racisme, une histoire ») et sa mise en exergue des trois régimes politiques explicitement racistes au XXème siècle : les États du Sud des États-Unis à l’époque des lois « Jim Crow » (1865-1963) ; l’Afrique du Sud sous l’apartheid (1948-1991) et l’Allemagne nazie (1933-1945). Nous ajouterons simplement à la liste les États européens ayant suivis la logique raciste des nazis et entre autre le régime de Pétain. Ces exemples encore une fois concernent le concept « d’État raciste » que personne ne confond avec le « Racisme d’État ».

Il n’est pas inutile de rappeler quelques repères théoriques pour répondre à  cette accusation de confusion conceptuelle faite aux militants de l’antiracisme politique :

  • Le racisme ne peut se limiter aux préjugés ou à une idéologie. Il est fondamentalement un rapport social produit par une société inégalitaire et la reproduisant par une hiérarchisation sociale à base d’une distribution de privilèges et de désavantages selon une ligne de couleur et/ou d’origine réelle ou supposée.
  • L’intentionnalité n’est pas une condition nécessaire à l’existence d’une réalité raciste. De surcroît pour les victimes que le racisme soit intentionnel ou non, les conséquences sont identiques. L’expression « racisme d’État » vise justement à décrire l’existence et la production-reproduction d’un rapport social raciste dans des États posant comme intention exactement l’inverse c’est-à-dire un État affichant comme règle l’antiracisme. Le « racisme d’État » décrit donc la production systémique d’une réalité raciste par un Etat se définissant officiellement comme antiraciste. La notion d’État raciste décrit en revanche les États affichant intentionnellement le racisme comme idéologie et politique. L’exemple que donnent Wieworka en citant l’apartheid concerne l’expression « État raciste » et non celle de « Racisme d’État ».
  • Christine Delphy a depuis déjà longtemps attiré l’attention sur la nécessité de distinguer la « règle affichée » et la « règle réelle » fonctionnant dans la dynamique concrète d’une société. Ne pas prendre en compte cette distinction conduit logiquement à limiter le racisme à une portion congrue, celle du racisme intentionnelle assumée idéologiquement et politiquement. C’est justement tout l’apport de ce qui est désormais appelé « antiracisme politique » que d’avoir refusé de limiter le racisme à l’instance idéologique et aux pratiques individuelles ou aux énoncés et actes racistes intentionnels. Derrière les attaques contre l’expression « racisme d’État » c’est donc l’idée même d’un antiracisme politique qui est attaquée.
  • Les exemples de décalage profond entre « règle affichée » et « règles réelles » sont légion tant au niveau historique qu’au niveau contemporain. Le « racisme républicain » pour reprendre l’expression de Pierre Tévanian articule quotidiennement des affirmations du principe d’égalité et la réalité de discriminations massives et systémiques par des institutions d’État. L’affirmation de l’égalité républicaine comme « règle affichée » voisine « la règle réelle » de la politique policière vis-à-vis de certains quartiers et certaines populations conduisant à la mort de plus deux cents jeunes situés du mauvais côté de la ligne de couleurs depuis la décennie 80. L’affirmation de l’égalité républicaine comme « règle affichée » voisine avec la « règle réelle » d’une surreprésentation des jeunes à la mauvaise couleur dans les prisons en général et en détention préventive en particulier.

Conclusion :

 Bien avant la dernière polémique sur le « Racisme d’État », j’attirais l’attention sur la nécessaire distinction entre « racisme d’État » et « Etat raciste ». C’était le 21 septembre 2016 lors d’une mobilisation organisée par l’association ALCIR. Concluons cette partie en soulignant l’enjeu de cette distinction : La prise en compte de la responsabilité étatique dans la production du rapport social raciste. Le racisme n’est ni un virus extérieur, ni ne se limite à un simple héritage de l’histoire : il est une production contemporaine dont un des acteurs se trouve être des politiques d’Etat en matière de politique migratoire, de discours sur les réfugiés, de  contrôle au faciès, d’expulsions successives des campements de Rroms, de politique internationale, etc.

  1. Racisme institutionnel et Racisme d’État

Nous l’avons soulignés plus haut, Michel Wiéworka est prêt à reconnaître l’existence d’un racisme institutionnel mais à condition de ne pas aller jusqu’à l’affirmation de l’existence d’un « Racisme d’État ». La mise en opposition de deux concepts appartenant au même effort théorique et politique  visant à rendre compte de l’ensemble du fait social raciste est, selon nous, à rejeter du fait de ses conséquences pratiques : la non interrogation de toutes les conditions systémiques de production du rapport social raciste.

Rappelons que le concept de « racisme institutionnel » aujourd’hui reconnu pour l’opposer au « racisme d’État » a été pendant longtemps nié en France. La notion même de discrimination raciste largement abordée dans le monde dit « anglo-saxon » a été pendant des décennies l’objet d’un silence assourdissant. La discrimination ne pouvait pas exister en France puisqu’elle était anticonstitutionnelle depuis la déclaration des droits de l’homme. Rappelons l’origine militante du concept de « racisme institutionnel » et la réalité sociale qu’il tentait de restituer. Citons Stokely Carmichael et Charles Hamilton :

« Quand des terroristes blancs posent des bombes dans une église noire et tuent cinq enfants noirs, c’est un acte de racisme individuel, critiqué par l’ensemble de la société. Mais quand dans la même ville  Birmingham (Alabama) cinq cents bébés noirs meurent chaque année du manque d’électricité, de nourriture, d’abri et de soins médicaux, et des milliers d’autres sont détruits et blessés physiquement, émotionnellement et intellectuellement à cause de la pauvreté et de la discrimination de la communauté noire, c’est du racisme institutionnel. Quand une famille noire emménage dans un quartier blanc et est lynchée, brûlée ou expulsée, elle est victime de violence individuelle et ouverte que l’ensemble de la population condamne. Mais c’est le racisme institutionnel qui garde les Noirs enfermés dans des logements insalubres et à moitié en ruines, sujets à l’exploitation quotidienne de leurs propriétaires, des marchands, des prêteurs sur gages et des agents immobiliers qui les discriminent. La société fait semblant de ne pas connaître cette situation, ou alors elle est incapable d’y réagir concrètement. » (Le black Power. Pour une politique de libération aux États-Unis.)

L’objectif est bien de refuser la réduction du racisme à la seule dimension individuelle pour prendre en compte l’ensemble de ses dimensions et en particulier ses dimensions institutionnelles. C’est exactement le même objectif qui a conduit à l’émergence de l’expression « antiracisme politique » pour refuser le cantonnement du combat au racisme individuel ou à la  dénonciation morale des racistes qui se revendiquent comme tels.

De surcroît l’opposition de l’État et de ses institutions est, selon nous, un non-sens. L’État est une abstraction qui se concrétise dans ses institutions. Il n’y a pas d’un côté l’État et de l’autre les institutions (police, services publics, etc.). Le racisme institutionnel n’est que le reflet ou la traduction concrète  du racisme d’État dans telle ou telle institution. La mise en opposition de ces deux concepts est, selon nous, un non-sens visant à légitimer la tentative d’enterrement du concept de « racisme D’État ».

Il reste à interroger le besoin qu’on eut nos mouvements militants à trouver et investir des expressions comme « racisme d’État » ou « antiracisme politique ». La réponse à cette question est à rechercher dans la séquence historique qui s’ouvre avec la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 et dans laquelle nous sommes encore. En joignant dans son titre « égalité » et « contre le racisme » cette marche est de fait un refus sociologique massif de la logique de l’intégration  et l’affirmation de la logique de l’égalité. Ce passage d’une logique à une autre devait inévitablement aboutir à une démarcation avec tous ceux continuant de réduire le racisme à une de ses dimensions : la dimension individuelle, la dimension uniquement intentionnelle, la dimension idéologique. Nous étions alors vingt ans après l’indépendance algérienne c’est-à-dire au moment historique où la première génération issue des colonies arrive sur les marchés amoureux, du travail, du logement, des loisirs, etc., pour constater le décalage entre la « règle affichée » et la « règle réelle ». La séquence historique est aussi celle de la stigmatisation de cette partie du mouvement militant. Le refus de la logique intégrationniste est taxé de communautariste et d’antirépublicaine. Or cette stigmatisation a été le fait, entre autre, des plus hautes autorités de l’État (Président de la République, premier ministre, ministres, etc.). Le besoin était dès lors, selon nous, de trouver une expression intégrant la responsabilité directe du personnel politique dominant dans le processus de production du rapport social raciste.

La pratique raciste d’un policier ou d’un enseignant est certes en premier lieu un acte individuel mais celui-ci est freiné et encouragé par le fonctionnement et les objectifs de l’institution (racisme institutionnel) et les discours du politique (personnes comme discours des textes de loi) qui autorise ou freine les passages à l’acte raciste (racisme d’État). Non seulement les concepts de racismes institutionnel et de racisme d’État ne s’oppose pas mais sont complémentaire dans la tentative de comprendre l’ensemble du processus de production-reproduction du racisme.

Conclusion

Les concepts de « racisme institutionnel » et de « racisme d’État » sont issus du même effort de conceptualisation visant à rendre compte des dimensions cachées du racisme. Il s’agit dans deux séquences historiques et dans deux espaces nationaux différents d’appréhender la partie invisibilisée  des multiples formes d’expression du racisme. L’expression « racisme D’État » vise pour sa part à mettre l’accent sur la responsabilité du politique dans l’émergence et le développement d’une société raciste. Des « Rroms qui n’ont pas vocation à s’intégrer » de Valls, au voile qui serait contraire à « la civilité française » de Macron, en passant  par l’usage de l’expression « musulman » d’apparence de Sarkozy, on ne compte plus les saillies racistes des plus hauts personnages de l’Etat. La citation par Macron d’un auteur négrophobe, Stephen Smith lors de sa dernière interview souligne que nous sommes encore dans cette séquence historique. Nous conseillons d’ailleurs à toutes et à tous de lire ou relire le livre « Négrophobie » de  Boubacar Boris Diop, Odile Tobner et François-Xavier Verschave en réponse au livre « négrologie » de Stephen Smith. Il est encore là pour 4 ans et il vaut mieux connaître ses références théoriques.

  1. Racisme d’État et antiracisme d’État

On ne peut pas saisir la polémique autour du racisme d’État avec sa virulence,  sa tendance consensuelle (heureusement non totale et avec des contre-tendances) et ses effets de limitation de la liberté de parole (annulation de conférences, non prêt de salles, etc.) sans l’inscrire dans la temporalité historique. La polémique est selon nous l’aboutissement d’un processus historique en 3 phases : l’affirmation de l’antiracisme politique ;  Le développement du racisme d’État à un niveau non atteint depuis la seconde guerre mondiale et la promotion d’un antiracisme d’État.

  • L’affirmation de l’antiracisme politique :

Nous l’avons soulignés précédemment la « marche pour l’égalité et contre le racisme » est l’ouverture d’un nouvel « âge historique » de l’antiracisme. Les décennies qui vont suivre vont être à la fois sur le plan théorique et sur le plan militant des efforts pour reformuler les questions et faire éclater les verrous et les angles morts de l’âge précédent. Les questions des discriminations systémiques, de l’héritage colonial, du refus de la logique intégrationniste comme forme fardée de la logique assimilationniste, etc.

Ces nouvelles questions vont être à la base du développement de « l’antiracisme politique » sous la forme d’une multitude d’associations ayant de nombreuses divergences entre elles mais convergentes dans :

  • La volonté d’interroger non plus seulement les conséquences du racisme mais également ses causes c’est-à-dire le système de domination ;
  • La volonté de ne pas se limiter au racisme idéologique explicite et intentionnel pour prendre en compte l’ensemble du rapport social raciste c’est-à-dire d’inclure le racisme dans les actes (les discriminations) et la non-intentionnalité ;
  • La volonté de prendre en compte l’ensemble des dominations de classe, de race et de sexe qui touchent toute les populations issues de la colonisation et plus largement les populations racisées ;
  • La volonté de trouver les mots et expressions théoriques donnant sens à leurs expériences de l’assignation à des places dominées : racisme institutionnel, racisme systémique, antiracisme politique, blanchité, privilège, postcolonialisme, islamophobie, inter-sectionnalité, etc.

Tout ce vocabulaire nouveau révèle cette recherche soit en empruntant des concepts aux sciences sociales, soit en les important d’autres aires nationales n’ayant pas exactement les mêmes angles morts de la pensée, soit en les élaborant soi-même. Ces concepts et expressions sont en travail. Personne n’a prétendu qu’ils étaient aboutis et porteur d’une force heuristique sans faille. C’est dire l’aspect hilarant de nouvelles expressions journalistiques visant à invalider cet effort théorique des dominés. Le concept sera présenté comme « ne faisant pas consensus » ou comme « controversé ». Pour souligner l’infréquentabilité de certains concepts, on fera appel à un sociologue en charge de clore le débat.

Nous qui pensions que le propre des concepts scientifiques était d’ouvrir au débat et de susciter approfondissement. Rappelons également que de nombreux concepts scientifiques reconnus par l’université à une époque donnée ont servis à cautionner les pires atrocités esclavagistes et colonialistes. La caution universitaire n’est ni nécessaire, ni suffisante pour attester de la validité d’un concept ou d’une expression.

  • Le développement du racisme d’État

La seconde phase consiste au développement d’un racisme d’Etat à un niveau sans précédent depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Dans ma postface au livre de Pierre Tévanian, « la mécanique raciste » je résume comme suit ces trois dernières décennies de développement du racisme d’État :

« la société française se retrouve dans cette contradiction entre un système de domination qui perdure et des groupes dominés qui ont rompu avec l’intériorisation des places assignées. Face à une telle contradiction, il y a deux manières de réagir : le retour vers le passé ou la création du futur. »

Des discours sur le foulard en 89 et 2004 à celui de Macron ce mois-ci sur l’incompatibilité du foulard et de la « civilité française » en passant par l’épisode de la polémique sur le « Burkini » ; des multiples discours sur les seuils de tolérance dans les années 80 et 90 à ceux sur la « France submergée par les demandeurs d’asile » du ministre de l’intérieur actuel en passant par l’appel de Sarkozy à fonder une nouvelle catégorie, les « réfugiés de guerre » ayant vocation à rentrer au pays de naissance  ; des discours sur la crise de l’intégration de la décennie 80 à celui sur la « civilité française » en passant par celui sur ceux sur « l ’identité nationale ». Des polémiques sur l’Islam et sa « compatibilité avec la république »  au dernier appel de 300 personnalités posant les « musulmans » comme porteur d’un nouvel antisémitisme en passant par la hiérarchisation des racismes par le très officiel « délégué interministériel à la Lutte contre le racisme et l’antisémitisme » en 2015. De la non intégrabilité supposée des Rroms aux expulsions des campements Rroms qui continuent ; De la polygamie des familles africaines comme explication des révoltes populaires de 2005 au discours de Macron au G20 de Hambourg l’année dernière sur la natalité en Afrique comme cause du sous-développement.

Tous ces faits attestent d’un développement d’un racisme D’État désignant et constituant dans le même temps des groupes sociaux comme porteurs et causes des problèmes de la société française : « Nous sommes tous noirs, arabe, Rroms et musulman » affiche une des banderoles de mon association le Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires pour décrire les « porteurs du mal » ainsi désigné par ce « racisme d’État ». Le racisme d’État de ces dernières décennies désigne des cibles et constitue une autorisation à ne pas traiter celles-ci égalitairement. Le racisme D’État est ainsi une autorisation à toutes les autres dimensions du racisme de et dans la société civile.

  • La promotion d’un antiracisme d’État

En parallèle du racisme d’État les mêmes décennies ont été marquées par la promotion d’un antiracisme d’État. De la tentative de faire renaître régulièrement un « SOS Racisme » de ses cendres à la promotion d’association comme la LICRA ou le « printemps républicain », il s’agit ni plus moins que d’installer une diabolisation de l’antiracisme politique en prétextant un soi-disant antisémitisme pour la LICRA ou de soi-disant atteintes à la laïcité pour le « printemps républicain ». Cette diabolisation n’est pas une fin en soi mais un moyen de faire interdire légalement certains points de vue : ceux du soutien à la résistance palestinienne, ceux dénonçant le racisme d’État ; ceux critiquant l’islamophobie mais demain aussi le franc CFA ou les APE etc. La fonction sociale de l’antiracisme d’État apparaît dès lors nettement : contrecarrer les progrès de l’antiracisme politique.

C’est parce que nous nous sommes affirmés politiquement que nous sommes attaqués et que nos mots sont harcelés. La contre-révolution idéologique en cours appelle de notre part une solidarité mutuelle totale et le refus de rentrer dans l’ombre. Rappelons à ceux qui veulent nous imposer le silence ces belles phrases de Lamine Senghor au congrès anti-impérialiste de Bruxelles en 1927 :

« Camarades, les Nègres se sont trop longtemps endormis, mais méfiez-vous ! Celui qui a trop bien dormi et qui s’est réveillé ne se rendormira plus »   

Refusons la séquence soporifique qu’on veut nous imposer.

Les « racismes intercommunautaires » Origines, instrumentalisations et repères pour les combattre

Intervention au Bandung du Nord du 5 mai matin

Saïd Bouamama

Une des caractéristiques de la séquence historique présente est l’irruption de la question des dits « racismes intercommunautaires » dans le débat militant des populations issues de la colonisation et plus largement des populations racisées mais également dans le paysage médiatique et politique global. La force et la rapidité de cette irruption est, selon nous, issus d’une dualité de motivations pour poser cette question nécessaire et incontournable. Une première motivation vient de notre camp, celui des dominés qui ont un intérêt objectif à débusquer tous les facteurs de divisions.  Une autre motivation vient de nos adversaires qui tentent d’instrumentaliser cette exigence légitime afin de neutraliser les prises de conscience du caractère systémique du racisme et de son lien avec les processus de production et de reproduction du capitalisme d’une part et de son extension internationale par l’impérialisme et le néocolonialisme d’autre part.

  1. Se poser pour le dominé c’est s’opposer au dominant

Les postures de réponse à cette question nécessaire et incontournable  auront des conséquences importantes en termes d’unification ou au contraire de divisions de nos combats présents et futurs.  Soulignons d’emblée trois postures déjà rencontrées dans l’histoire de nos lutte au niveau international (dans le mouvement de libération nationale des décennies 50 et 60 de Bandung à la Tricontinentale ou dans la question du rapport entre les communautés noires et latinos aux Etats-Unis) ou au niveau français depuis la marche pour l’égalité de 1983 :

La posture du déni: Elle consiste à nier l’existence même du problème ou de la question. Celui-ci et/ou celle-ci ne serait qu’un débat imposé à des fins de division. Il et elle ne correspondrait à aucune réalité matérielle et sociale. Nos « communautés »  seraient immunisées par on ne sait quel miracle de tout préjugés, de toute démarche hiérarchisante et de toute chosification de l’autre.  Cette posture idéaliste reconstruit un sujet « pur » qui serait par essence vacciné par son origine contre le racisme. Elle occulte la nécessaire médiation par la conscientisation politique pour qu’émerge un tel sujet.

La posture de l’équivalence: Cette seconde posture est l’exact inverse de la précédente. Elle consiste à mettre sur le même plan ces racismes dits « intercommunautaires » et le rapport social raciste dominant. Ce faisant ce qui est nié c’est que les premiers sont surdéterminés par le second. Ce faisant ce qui est occulté c’est la dimension systémique du racisme. Ce faisant ce qui est brouillé c’est l’image même du dominant. Frantz Fanon nous avertissait pourtant déjà en 1956 dans « racisme et culture »  en disant que : « « Le racisme n’est pas un tout mais l’élément le plus visible, le plus quotidien pour tout dire, à certains moments le plus grossier d’une structure donnée. » Comme pour d’autres oppressions nous payons dans cette posture la négation des dimensions systémiques qu’ont imposée les approches dites postmodernes. Pour paraphraser Marx nous pourrions énoncer : à qui profite le crime en dernière instance ?

La posture bisounours : Cette troisième posture consiste à reprendre les termes du débat imposé par l’agenda et l’intérêt des classes dominantes. Elle est issue d’une occultation ou d’une sous-estimation de la dimension de réaction idéologique néocoloniale de notre séquence historique. Cette réaction idéologique ne plane pas seule sur le plan des idées mais accompagne une réaction matérielle au plan international comme national. Sur le plan international la réaction idéologique accompagne et tente de légitimer depuis plusieurs décennies un nouveau cycle de guerre coloniale pour la maîtrise des matières-premières stratégiques et des hydrocarbures. Sur le plan national la réaction idéologique accompagne la tentative de museler les populations dominées et à entraver leur organisation. Il suffit de parcourir rapidement le net pour s’apercevoir que de nombreux sites de droites et d‘extrême-droite parlent abondamment de « racisme intercommunautaires » avec des logiques édifiantes comme : « ceux qui se plaignent de racisme sont eux-mêmes racistes » ; « ceux qui dénoncent la colonisation sont en train de nous coloniser » ;

Proposons deux premières conclusions :

  • La question des racismes dits « intercommunautaires » doit impérativement être posée au sein de nos espaces militants sous peine de se voir imposer des termes du débat qui ne pourront que nous diviser ;
  • La question des racismes dit « intercommunautaire » ne peut donc être posée au profit de l’égalité que par nous-même et dans nos propres espaces. Nous ne le posons pas pour les mêmes raisons et avec les mêmes objectifs que d’autres.
  1. La pyramide ou la structure binaire

Trop souvent les processus de dominations sont simplifiés et réduits à l’image d’une structure binaire. Si théoriquement le rapport social raciste relie bien des racistes et des victimes potentielles de ces racistes, une société raciste concrète à un moment historique donné n’est jamais réductible à ces deux entités. Nous pensons que l’image de la pyramide est mieux à même de restituer la dynamique concrète du racisme. C’est l’ensemble du corps social qui est mis en hiérarchie avec la norme de couleur dominante.

Ainsi en était-il à l’époque de l’esclavage où une extrême minutie était de mise pour signifier la distance avec la norme de couleur dominante : Noir, Mulâtre, Quarteron, Octavon, etc. Ainsi en était-il à l’époque coloniale où les différentes composantes de sociétés colonisées plurielles étaient mises en hiérarchie en raison de leurs proximités supposées ou de leurs distances tout aussi postulées avec le blanc.

  • Un des exemples en est le décret Crémieux dans l’Algérie colonisée qui coupe la communauté juive de son peuple en décrétant autoritairement son appartenance à la nationalité française.
  • Ainsi en est-il de la hiérarchisation des dites « ethnies » à l’ère coloniale. Au Rwanda par exemple le colonisateur pose les Tutsi comme une race supérieure aux Hutu et aux Twa.
  • Ainsi en est-il aujourd’hui du traitement médiatique et politique des différentes communautés avec certaines posées comme « bien intégrée » et d’autres comme allergique à l’«intégration ».

Toute une histoire de ces classements racistes et de leurs évolutions seraient à produire  afin de mettre en évidence les moments, les raisons et les conditions du « blanchiment » ou des tentatives de « blanchiment » de certaines communautés.

Bien entendu un système de domination ne peut produire ces classements hiérarchisant dont il a besoin ex-nihilo. L’efficacité concrète de son classement suppose qu’il s’appuie sur les préjugés hérités de l’histoire longue et/ou plus récente. Nul besoin pour comprendre ce recyclage des préjugés hérités de l’histoire de recourir à un quelconque complot mené par un groupe occulte qui tenterait de manipuler les regards des uns sur les autres. Il suffit pour cela d’organiser la concurrence de tous pour l’accès aux biens rares.  Cette concurrence généralisée qui est le propre du capitalisme suscite spontanément des stratégies de distinction où chacun tente de mettre en avant ce qui le distingue des autres. Voici par exemple la stratégie de distinction que Frantz Fanon décrivait à propos des rapports entre les antillais et Africains :

« Chez tout Antillais, avant la guerre de 1939, il n’y avait pas seulement la certitude d’une supériorité sur l’Africain, mais celle d’une différence fondamentale. L’Africain était un nègre et l’Antillais un Européen. […] Le résultat sur lequel nous voulons attirer l’attention c’est que quel que fût le domaine considéré, l’Antillais était supérieur à l’Africain, d’une autre essence, assimilé au métropolitain. Mais comme à l’extérieur, il était un tout petit peu africain puisque ma foi, noir, il était obligé –réaction normale dans l’économie psychologique – de durcir ses frontières afin d’être à l’abri de toute méprise. […] Disons aussi que cette position de l’Antillais était authentifiée par l’Europe. L’Antillais n’était pas un nègre, c’était un Antillais, c’est-à-dire un quasi-métropolitain. Par cette attitude le blanc donnait raison à l’Antillais dans son mépris de l’Africain. » (« Antillais et Africains », revue Esprit, février 1955)

Fanon poursuit en soulignant les raisons de la crise de ce qui serait aujourd’hui appelé le racisme négrophobe antillais. Il évoque en particulier le rôle de conscientisation politique d’Aimé Césaire et de la négritude.  Il fallait citer longuement pour Fanon pour plusieurs raisons :

  • Parce que les propos de Fanon souligne que la question aujourd’hui appelé « racisme intercommunautaire » n’est pas nouvelle ;
  • Parce qu’ils soulignent que nous ne sommes pas en présence de deux acteurs (les Antillais et les Africains) mais de trois avec une Europe « authentifiant » la hiérarchisation ;
  • Parce qu’ils mettent l’accent à la fois sur l’existence réelle d’un mépris Antillais mais aussi sur les conditions pour y mettre fin, à savoir la conscientisation politique des différents rouages et instances du système de domination.

Comment ne pas penser en lisant le Fanon de 1955 à certains rapports contemporains entre noirs et arabes ou berbères de France, entre eux tous et les Rroms, etc. ? Hier comme aujourd’hui l’héritage de préjugés est présent. Hier comme aujourd’hui la mise en concurrence pour les biens rares incite à des stratégies de distinction s’appuyant sur ces préjugés qui sont dès lors revigorés.  Hier comme aujourd’hui des procédures diverses d’authentification par le système de domination encourage les clivages. Hier comme aujourd’hui seule la conscientisation politique de la dimension systémique des dits « racismes intercommunautaires » permet de combattre ces préjugés tout en renforçant l’unification de nos rangs.

  1. Les ingrédients nourrissants les dits « racisme communautaire »

Sans être exhaustif rappelons certains de ces ingrédients de la fabrique des dits « racisme intercommunautaire » issus soit de l’histoire, soit du présent :

Les héritages de l’histoire :

  • Un long passé esclavagiste arabo-berbère ayant inévitablement charrié des préjugés négrophobes ; Une partie du vocabulaire de désignation des noirs portent ainsi des dimensions de péjorations indéniables (Azi, abd, etc.) ; Certes il convient de souligner les différences avec la traite européenne dans ses dimensions constitutives de l’accumulation primitive du capitalisme puis du développement industriel européen donnant à la traite un caractère systémique, massif, industriel. Mais ces précisions ne peuvent pas conduire à la négation du fait que ce passé esclavagiste a imprégné, a informé profondément les sociétés civiles.
  • L’utilisation coloniale de certaines communautés pour la répression anticoloniale :

Des maghrébins ont ainsi été utilisés au Vietnam pour combattre les indépendantistes et des tirailleurs d’Afrique de l’Ouest pour réprimer le peuple algérien. Rappelons ce que souligne Fanon sur cet aspect :

«Le Blanc, incapable de faire face à toutes les revendications, se décharge des responsabilités. Moi j’appelle ce processus : la répartition raciale de la culpabilité. Chaque fois qu’il y avait un mouvement insurrectionnel, l’autorité militaire ne mettait en ligne que des soldats de couleur. Ce sont des « peuples de couleur » qui réduisaient à néant les tentatives de libération d’autres « peuples de couleur » (Peau noire, masques blancs)

Les héritages négatifs  ne sont pas des forces insurmontables devant lesquels nous serions impuissants. Au sortir de l’ère coloniale dans la décennie 60, l’espoir panafricain et la solidarité anticoloniale constituaient de réelles armes contre ces héritages racistes multiples. Autrement dit les tendances racistes héritées sont efficacement mis en échec par la conscience politique offensive. C’est d’ailleurs selon moi un des grands mérites de cette initiative. Le recul de ces idéaux a signifié dans le même mouvement le retour de ces préjugés historiques non déconstruits.

Des productions contemporaines

  • Les stratégies de distinction systémiquement organisées que nous avons mentionnées plus haut conduisant par exemple à des préjugés puissants vis-à-vis de la population Rrom. Cette stratégie est encouragée par la théorie de la distance culturelle qui a longtemps était au cœur des politiques publiques concernant les migrants. Selon cette approche les différentes communautés sont inégalement « intégrables » en fonction de leur « distance culturelle » avec la « culture française ». Les cultures à intégrer comme la culture soi-disant intégratrice sont, bien sûr, appréhendées de manière essentialiste avec les composantes classiques de l’homogénéité, de la négation du contexte d’existence et d’a-historicité.

Quant à la place historique de cette approche postulant et imposant une hiérarchisation en fonction de l’appartenance culturelle, il suffit de rappeler la carrière d’un Georges  Mauco. Il commence sa carrière comme secrétaire d’Etat à l’immigration, traversera la période pétainiste sans encombre et sera nommé en 1944 et jusqu’en 1970 secrétaire du Haut Comité de la Population et de la famille. Voici ce qu’il énonce sur l’intégrabilité des différentes immigrations : «parmi la diversité des races étrangères en France, il est des éléments pour lesquels l’assimilation n’est pas possible. Il y a aussi ceux appartenant à des races trop différentes : asiatiques, africains, levantins même, dont l’assimilation est impossible et, au surplus, très souvent physiquement et moralement indésirable. » (Conférence Permanente des Hautes Études Internationales, Xe session Paris, 28 juin 37 juillet 1937, SDN, avril 1937.)

Si le concept est moins usité aujourd’hui, la logique qui le porte est encore dominante. Une telle approche encourage les stratégies de distinctions individuelles et collectives. Les premières consistent à clamer son intégration par la distanciation avec son groupe d’appartenance d’origine. Les secondes consistent à affirmer son intégration collective en participant aux processus de dévalorisation d’un autre groupe minoritaire.

  • La sous-traitance par l’Europe de la surveillance des frontières et de la politique répressive va susciter pour sa part des racismes d’Etat dans les trois pays du Maghreb.  Bien sûr ces politiques de sous-traitance ne peuvent exister que parce qu’il existe un terreau préalable sur lequel se greffer. Les politiques migratoires européennes ne créent pas  mais approfondissent des hiérarchisations déjà existantes.  Comme ici la politique de répression des États produisent un encouragement au passage à l’acte négrophobe. Les rafles organisées par les États d’Afrique du Nord contre les sans-papiers venant d’Afrique subsaharienne suscitent les mêmes conséquences que celles de l’État français dans l’hexagone : elles désignent un « bouc émissaire » et étendent le racisme.
  1. Les instrumentalisations

S’il y a instrumentalisation de la question des dits « racismes intercommunautaires » c’est que ceux-ci sont une réalité. L’instrumentalisation est justement l’opération théorique, politique, et idéologique visant à présenter une réalité sociale de telle sorte à la mettre au service d’un objectif précis ayant peu de lien avec la réalité en question. Il s’agit donc de formuler une histoire en amplifiant des faits, en dramatisant des situations, en apportant des grilles explicatives simplistes, en inversant les causes et les conséquences, etc.

Si l’instrumentalisation d’une réalité ne peut pas conduire à la négation de cette réalité, cela ne veut pas dire qu’elle doit être considérée comme peu importante. Sans être exhaustif rappelons le contexte qui voit se développer rapidement une dénonciation des dits « racismes intercommunautaires » c’est-à-dire l’histoire dominante produite pour en rendre compte :

  • C’est une histoire crisique : Nous serions en présence d’une dégradation brusque des « tensions communautaires » avec des élèves utilisant des insultes racistes à longueur de journée, des groupes minoritaires se confrontant violemment de plus en plus fréquemment, des processus de repli de chacun sur son groupe minoritaire. La dramatisation de la situation constitue ici un appel à la fermeté face à une jeunesse devenue incontrôlable. Le discours dominants sur les dits « racismes intercommunautaires » porte en implicite une demande de surveillance étatique des quartiers populaires en général, de leur jeunesse en particulier ;
  • C’est une histoire doublement amalgamante : La question du dit « racisme intercommunautaire » est la plupart du temps évoquée en lien avec une autre, celle du supposé développement d’un « racisme anti-blanc ». Celui-ci se banaliserait dangereusement et nécessiterait en conséquence de nouveau surveillance et fermeté. Le transfert en contrebande du « racisme anti-blanc » n’est pas le seul. Évoquer la hausse des « tensions intercommunautaires » permet également de légitimer l’idée d’un nouvel antisémitisme porté par les musulmans des quartiers populaires.
  • C’est une histoire structurellement culturaliste : Une grille de lecture éthnicisée des réalités sociales est diffusée à longueur de livres et de journaux, de campagnes électorales et de discours politique pour ensuite être appliquée à tous les faits sociaux dans lesquels des racisés sont présents. Les dites « tensions intercommunautaires » sont dès lors déconnectées du contexte économique, politique et social qui les produit ou les encourage pour n’être abordé que sous l’angle d’une causalité culturelle.
  • C’est une histoire articulée à d’autres histoires : Importation du dit « conflit israélo-palestinien » pour les maghrébins ; Concurrence victimaire conduisant à la négation de la Shoah pour les noirs ; Nomadisme des Rroms empêchant toute intégration pour reprendre les propos de Valls. Toutes ces histoires ont un point commun : mettre en avant la culture comme seule causalité. Les questions des inégalités et des discriminations, des politiques scolaires et de logement productrices de ghettoïsation géographique économique et sociale,   celles des politiques sécuritaires de surveillance des quartiers populaires, etc., sont ainsi évacuées des causalités explicatives de la dégradation des rapports sociaux de proximité. Le culturalisme n’est pas qu’une erreur de pensée mais une opération idéologique visant la question des conditions de l’égalité.
  • C’est une histoire qui a un air de famille avec les discours sur l’Afrique : Des processus discursifs similaires sont en œuvre pour expliquer les conflits sociaux, la multiplication des conflits armés et le maintien et/ou développement selon les endroits de la misère. Conflits interethniques nous dit-on ici ; conflits tribaux complètent-on là ; rivalités entre musulmans et chrétiens affirment-on ailleurs ; opposition ancestrale entre Targui et noirs, entre berbères et arabes, etc.

Autant l’existence de préjugés dans les relations entre les groupes minoritaires de la société française est indéniable, autant la tentative de les instrumentaliser l’est également. Ecoutons le président de la LICRA pour saisir de manière compacte cette histoire dominante :

« Mais il est aussi de nouveaux phénomènes dont il faut mesurer la gravité et la dangerosité. Sur fond de communautarisme, d’islamisme, de conflit israélo-palestinien et de concurrence mémorielle, se sont développés dans nos villes et nos cités, mais également sur Internet, un racisme intercommunautaire et un antisémitisme virulent qui bouleversent les fondamentaux de notre combat antiraciste, selon lesquels l’immigré, le noir, l’arabe, le juif, sont consubstantiellement des victimes et le raciste nécessairement blanc, chrétien et de droite. Il existe des endroits en France où l’on désigne à de jeunes désœuvrés qui se sentent, à tort ou à raison, laissés pour compte de la société ceux qui seraient les responsables de leurs malheurs. Ces responsables, ce seraient les « Français », les « blancs », les « fromages », cibles de ce qu’il est désormais convenu d’appeler le racisme anti-blanc. […] Mais les vrais responsables du malheur des jeunes embrigadés du djihad, ce seraient surtout les « feujs », les « juifs », les « sionistes », ceux qui auraient le pouvoir, l’argent et le monopole de la souffrance, ceux qui – par extension – massacreraient les enfants palestiniens… ».

Tout y est : tout le monde est à la fois victime et bourreau ; la notion de « racisme anti-blanc »  est validée ; les exigences d’une histoire décolonisée deviennent une « concurrence victimaire » ; l’antisionisme est amalgamé avec l’antisémitisme ; les causalités avancées sont le communautarisme, l’islamisme, le conflit israélo-palestinien et la concurrence mémorielle c’est-à-dire des conséquences présentées comme causes.

Devant de telles instrumentalisations la réponse ne peut pas être la négation des préjugés et parfois passage à l’acte agissant dans les relations entre les groupes communautaires. Au contraire la construction d’une alliance entre groupes minoritaires suppose :

  • La dénonciation et la déconstruction de ces préjugés sans aucune euphémisation ou justification. Nous ne pouvons pas avoir autant progressé ces dernières années dans la capacité à formuler nous-mêmes les questions, d’avancer nos termes pour analyser ces questions, de poser les choses à leurs racines c’est-à-dire radicalement, etc., et ne pas être sans concession dans le combat contre les préjugés et le dit « racisme intercommunautaire » qui divise notre camp.
  • L’analyse par nous-mêmes, selon notre propre agenda et avec nos propres objectifs de ces questions afin de se détacher de la dérive culturaliste négatrice des déterminations systémiques et contextuelles ;
  1. Ne jamais oublier la question du pouvoir

Depuis le début de mon exposé mon approche des termes a été prudente. Faut-il parler de « racisme intercommunautaire » pour désigner les préjugés et leurs effets racistes dans les relations entre groupes minoritaires ? Pour moi la question reste ouverte et doit être approfondie dans nos propres espaces.

La difficulté est que le même terme de racisme désigne trois niveaux de réalité. Le premier est celui d’une idéologie de hiérarchisation de l’humanité pour justifier d’un traitement inégal. Le second est celui des préjugés infériorisant ou chosifiant l’autre sur tel ou tel aspect, dans tel ou tel domaine. Le troisième est celui des faits c’est-à-dire des passages à l’acte c’est- à-dire des discriminations. Hors si le dit « racisme intercommunautaire » porte à l’évidence des préjugés issus de l’histoire qu’il serait suicidaire de nier et de ne pas combattre, il est rarement jusqu’à aujourd’hui porté par une idéologie de hiérarchisation. Il est tout aussi rarement traduit dans des discriminations, celles-ci supposant d’être en situation de pouvoir ce qui est aujourd’hui rarement le cas pour les communautés dont nous parlons.

Cela étant posé, peu importe comment nous l’appelleront une réalité reste indéniable : ces dits « racismes intercommunautaires » existent, sont à combattre collectivement mais en refusant les instrumentalisations au service de la reproduction du système de domination.

En conclusion je voudrais en appeler à une triple vigilance :

  • La nécessité à rompre avec la posture de déni sur nos propres contradictions  et les dits « racismes intercommunautaires » en font parties ;
  • La nécessité de démasquer et de contrecarrer les instrumentalisations de nos contradictions.
  • La nécessité de la construction d’une solidarité sans faille ce qui suppose de ne rien nier du réel.

Pour ce faire nous devons nous relier :

  • historiquement parce que les générations antérieures de militants ont été confrontées aux mêmes questions ;
  • Géographiquement parce que ces questions sont présentes ici mais aussi ailleurs ;
  • Politiquement parce que le rapport de forces nécessaire contre le système de domination commun suppose l’unification des dominés ;
  • Philosophiquement parce qu’il n’y aura pas éradication du racisme sans destruction du capitalisme qui l’enfante pour se construire dans l’accumulation primitive puis le reproduit pour se reproduire.

C’était déjà ce que proposait Fanon en disant dans les damnés de la terre en 1961 : « Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout ou elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde ».

L’Europe dont parle Fanon n’est bien sûr pas un lieu géographique mais désigne un système social qui domine le monde.

 

L’œuvre négative du colonialisme français en Kanaky : Une tentative de génocide par substitution Publié le 16 avril 2018

Saïd Bouamama

La date du référendum d’autodétermination de la Kanaky[i] est enfin fixée au 4 novembre 2018.  Ce référendum obtenu par les accords de Nouméa de 1998 a connu de nombreuses péripéties : conflit sur la composition du corps électoral avec l’exclusion de 25 000 électeurs kanak, conflit sur la formulation de la question posée avec la tentative d’imposer en implicite une élimination de la perspective d’une indépendance totale[ii], nomination de Manuel Valls comme président d’une « mission d’information sur la Nouvelle-Calédonie » et déclarations publiques anti-indépendantistes de celui-ci, etc. L’histoire longue et récente de l’archipel souligne  son importance économique et stratégique pour le colonialisme français. Celui-ci mettra tout en œuvre pour maintenir sa mainmise sur cette colonie de peuplement dans laquelle a été tentée une tentative de génocide par substitution.  Résumant l’attitude de l’Etat français devant le comité de décolonisation des Nations-Unies,  Roch Wamytan président du groupe UC-FLNKS et  nationalistes au congrès de Nouvelle-Calédonie déclare ainsi en mai 2015 : « sous couvert de démocratie, nous pouvons déceler des manœuvres d’un Etat tentant d’assurer sa domination tout en faisant bonne figure devant la communauté internationale[iii]. »

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L’œuvre négative du colonialisme français à Mayotte : Un îlot de pauvreté dans un océan de misère

Saïd Bouamama

L’idée que le colonialisme est une affaire du passé est fréquente dans le débat médiatique et politique. Des polémiques peuvent surgir sur « l’œuvre positive » ou au contraire sur le caractère de « crime contre l’humanité » de ce colonialisme mais elles concernent des séquences historiques du passé. Le mouvement social qui secoue Mayotte depuis plus de quatre semaines rappelle que le colonialisme français est encore une réalité contemporaine.

Rappelons que sur les 17 « territoires non autonomes » c’est-à-dire que les Nations-Unies considèrent comme devant être décolonisés, deux (la Kanaky et la Polynésie) sont occupés par la France. L’île de Mayotte pour sa part est considérée comme partie intégrante des Comores par la résolution 3385 du 12 novembre 1975 de l’assemblée générale des Nations Unies qui énonce : « la nécessité de respecter l’unité et l’intégrité territoriale de l’archipel des Comores, composé des îles d’Anjouan, de la grande-Comore, de Mayotte et de Mohél ». (1)

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