Construire une « maison commune » des immigrations et des quartiers populaires

Texte du Front Uni Des Immigrations et Quartiers Populaires

La loi sur le séparatisme euphémiquement renommée « loi confortant le respect des principes de la République » ne suscite pas de réponses militantes à la hauteur de l’attaque qu’elle signifie. L’essentiel des organisations politiques, syndicales et associatives centrent leurs mobilisations contre la « loi sur la sécurité globale » passant sous silence la nouvelle loi islamophobe d’État. Les organisations de l’antiracisme politique sont pour leur part éparpillées, fragilisées par des conflits de stratégies, parcourues de querelles de leaderships, etc. Les acquis significatifs des deux dernières décennies en matière d’affirmation d’une autonomie politique et organisationnelle des héritiers des immigrations et des quartiers populaires semblent annihilés par la nouvelle offensive islamophobe d’État. Comment comprendre cette situation où la léthargie militante succède aux victoires certaines de la décennie antérieure ?

L’autonomie a une histoire

L’autonomie en matière politique et organisationnelle est le résultat de la place particulière des immigrations et de leurs héritiers dans la régulation du capitalisme français. Aucune des immigrations du passé ne s’est « intégrée » dans la société française. Elles ont toutes été assignées à des places et fonctions caractérisées par l’inégalité, la domination et la surexploitation. Avec les immigrations en provenance des anciennes colonies se met en place un processus de reproduction transgénérationnel de ces places assignées. Les discriminations racistes systémiques, les politiques de logements, les pratiques de contrôle policiers issues de l’ère coloniale, etc., tendent à reproduire un traitement d’exception non seulement pour les immigrés mais pour leurs descendants français. C’est cette situation qui explique l’exigence régulière d’une autonomie politique et organisationnelle. C’est également elle qui permet de comprendre les difficultés à construire cette autonomie. Refusant l’assignation, des générations successives ont tenté de construire ce mouvement autonome sans jamais y parvenir durablement. Elles étaient confrontées en effet à l’ensemble du système social dominant, à son État, à la négation de l’oppression spécifique subie par les forces de gauche.

Nous sommes des héritiers

L’Étoile Nord-Africaine (ENA), le Mouvement des Travailleurs Arabes (MTA), le Mouvement de l’immigration et des Banlieues (MIB), Mémoire Fertile, etc. sont autant d’expériences tentant de donner une forme organisationnelle à ce besoin d’autonomie avant la dernière séquence actuelle. L’antiracisme politique n’est pas une création récente. Comme souvent en matière de vocabulaire politique, l’existence d’une réalité militante précède le choix de l’expression visant à la désigner. C’est dire l’importance d’une posture d’humilité dans les débats contemporains. Les générations de militants qui nous ont précédés n’ont pas été moins conscientes que nous ou plus « naïves » que nous. C’est l’état du rapport de forces, l’épuisement des militants face à l’ampleur de la tâche, la précarité de la base militante, l’isolement face au reste des forces politiques et syndicales, etc., qui expliquent l’absence de mouvement national dans la durée et non l’insuffisance de l’analyse politique ou la « trahison » des leaders [ ce qui ne veut pas dire que ces insuffisances ou « trahisons » n’existaient pas]. Toute posture donneuse de leçons, prétendant se situer au-dessus des expériences passées, se posant en « centre » ou « avant-garde » guidant une masse d’inconscients, etc., ne peut être que contre-productive. Toute posture prétendant être le point zéro de « l’antiracisme politique » est une négation de l’héritage précieux de nos prédécesseurs.

Le local et le national

Les difficultés objectives liées au rapport de forces ont produit régulièrement des séquences de « repli local » succédant à des moments d’essais de structuration nationale. Ces expériences locales ne sont pas à mépriser comme elles le sont parfois dans l’utilisation péjorative de l’expression « syndicats de quartiers ». Ce mépris du « local » reflète une coupure d’une partie des militants avec les conditions d’existence concrètes de la très grande majorité des héritiers des immigrations et des quartiers populaires. Il conduit à une logique de « généraux sans troupes » montant des « coups » et s’auto-proclamant représentatifs. Une telle logique conduit progressivement à des retraits d’associations ou de collectifs de la dynamique commune avec de surcroît des rancœurs et débats non aboutis qui s’accumulent. A l’inverse, le repli sur la sphère locale et la renonciation à la dimension nationale ne sont pas plus satisfaisants et productifs. Ils se heurtent en effet à la dimension nationale du rapport de forces à construire, au caractère systémique des inégalités subies. Le renoncement au local comme le renoncement au national sont des impasses.

La succession permanente des joies et des déceptions

Les décennies 2000 et 2010 ont été des moments d’affirmation politique forts d’un nouvel âge de l’antiracisme politique. Des révoltes des quartiers populaires de 2005 à l’appel des indigènes de la République, des mobilisations massives contre les violences policières [celles du comité Adama apparaissant comme le point d’orgue de cette dynamique montante] à la multiplication de la création de nouvelles associations et de nouveaux collectifs, des mobilisations contre la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction du foulard à l’école à la manifestation contre l’islamophobie du 10 novembre 2019, sans oublier les manifestations de solidarité avec la Palestine notamment celles de l’été 2014, interdites et durement réprimées, etc., ces décennies se caractérisent par une vague d’optimisme s’appuyant sur des réussites de mobilisations incontestables. Comme il fallait s’y attendre la réaction politique des dominants ne tarda pas. Le backlash violent fut à la hauteur de nos avancées et la loi sur le séparatisme n’en est que la dernière expression. Pour avoir sous-estimé la construction de la « maison commune » pendant les deux décennies précédentes, nous nous sommes retrouvés dans l’éparpillement, les divisions et l’incapacité à réagir à la hauteur de l’attaque. Le « vertige du succès » a ainsi conduit à la sous-estimation de la nécessité de consolider la « maison commune ». Il ne suffit pas de réussir des actions ou de monter des « coups », encore faut-il en engranger les résultats dans une logique cumulative. Faute d’’une telle logique nous sommes condamnés à la succession des victoires et des défaites, des joies et des déceptions. C’est dire l’importance de la construction d’un cadre commun égalitaire exprimant notre « commun » au-delà de nos divergences ou de notre diversité.

Notre ennemi est politique

Le sentiment d’impuissance qui guette en permanence du fait de l’absence de cadre commun conduit à un épuisement des militants, à des replis et retraits, à la tendance à se tromper d’ennemi. La virulence des critiques entre militants ou entre collectifs [quand ce n’est pas tout simplement la pratique de l’injure ou de la menace] reflète cette tendance au renoncement à l’affrontement avec l’État et avec le système de domination qu’il représente. Quel que soit le contexte notre ennemi reste cet État et ce système et non l’association, le collectif ou le militant avec lesquels nous sommes en désaccord d’analyse, de stratégie ou d’agenda. On comprend dès lors mieux comment nos ennemis se délectent et entretiennent [par la mise en scène médiatique de nos fractures] cette division. La pratique n’est guère nouvelle. On la retrouve dans de nombreuses expériences militantes du passé, des mouvements de libération nationale aux Black Panther Party. La reconnaissance médiatique ou politique momentanée de tel ou tel collectif n’est pas automatiquement le résultat du rapport de forces qu’il a pu établir, de l’intelligence tactique qu’il a développée ou d’une mutation des « alliés ». Il est souvent également une instrumentalisation visant à affaiblir d’autres collectifs et la dynamique d’ensemble de l’antiracisme politique.

Plus que jamais nous devons nous unir pour ne pas subir