Un mouvement d’ampleur mondiale exige une décolonisation de l’espace public. De l’Afrique du Sud à Paris, de la Colombie à Lille, des USA à Nantes, de la Martinique à Bordeaux, etc., la planète entière voit se développer des mobilisations pour que cessent les valorisations et mises à l’honneur d’esclavagistes, de massacreurs coloniaux et d’idéologues et théoriciens racistes. Honorés par des statues ou des noms de voies publiques et d’écoles, ces symboles de plus de quatre siècles d’esclavage et d’un siècle et demi de colonisation, constituent une véritable insulte au peuple français en général et aux citoyennes et citoyens issus de ces peuples meurtris par l’esclavage et la colonisation. Ce mouvement est une bonne nouvelle pour tous les partisans de l’égalité. Il doit être soutenu et amplifié pour rendre incontournable la décolonisation, non seulement des espaces publics mais aussi des imaginaires collectifs et de l’histoire officielle.
Loin d’être une question secondaire ou une lubie de militants emplis de ressentiments, cette action sur le symbolique est éminemment politique. On ne tourne en effet jamais une page d’histoire sans l’avoir lue jusqu’à la dernière ligne. On ne bâtit pas plus d’avenir commun sur la base d’une occultation de crimes et de massacres consubstantiellement liés à l’idée d’asservissement portée par l’esclavage et la colonisation. Ces crimes et massacres ne sont pas des excès ou des « bavures » mais la mise en œuvre logique et prévisible du projet d’asservissement. Le reconnaître est le premier pas vers le dépassement de cette page de l’histoire de France. Décoloniser l’espace public est une condition certes insuffisante, mais absolument nécessaire pour un avenir égalitaire.
En outre, la question posée par ces mobilisations ne se limite pas à une simple exigence de reconnaissance historique portant sur le passé. Les représentations sociales du Noir, de l’asiatique, de l’Arabe, etc. qui ont préparé, accompagné et justifié ces deux crimes contre l’humanité que sont l’esclavage et la colonisation, continuent d’informer à bien des égards nos sociétés contemporaines. La non décolonisation des esprits et des imaginaires collectifs permet leur survie et leur reproduction contemporaines. Elles servent désormais d’accompagnement idéologique aux discriminations systémiques dont sont victimes les descendants d’esclaves et de colonisés.
Les discours accusant ces mobilisations de vouloir effacer l’histoire sont à la fois ridicules et significatifs. Ridicules parce que notre exigence n’est pas un effacement de l’histoire mais, au contraire, la revendication d’une histoire qui ne soit plus partielle et partiale, qui rend visible ce qui est occulté aujourd’hui et enseigne ce qui, depuis des siècles, est silencié. Significatifs aussi parce que le président Macron lui-même a tenu à clore le débat avant même de l’entamer. Alors que dans d’autres pays le débat est ouvert, en France, il serait immédiatement clos .
L’argument de la nécessaire contextualisation de ces massacreurs et de leurs actes est tout aussi inadmissible et insultant. Insultant parce qu’il considère les militant.e.s mobilisés comme ignorants de l’histoire et des causalités ayant produit l’esclavage et la colonisation. L’argument est aussi inadmissible parce qu’il ignore ceux et celles , qui dans le même contexte historique, se sont élevés contre l’esclavage et la colonisation. Ce sont ces personnes qui devraient être honorées par des noms de rues et des statues et non les massacreurs coloniaux et les esclavagistes. Il est ainsi scandaleux que l’on compte en France autant de statues ou d’espaces publics portant les noms de Gallieni, Faidherbe ou Bugeaud, et si peu les noms de Louise Michel ou de Paul Vigné d’Octon qui se sont opposés courageusement aux crimes des premiers.
Pour toutes ces raisons les signataires appellent :
à l’exigence d’une décolonisation de l’espace public,
à multiplier les initiatives et mobilisations communes pour faire cesser l’occultation des crimes esclavagistes et coloniaux.
André Rosevègue, Union Juive Française pour la paix Aquitaine
José-Luis Moragues Militant antiraciste – BDS France Montpellier
Pierre Khalfa, membre de la Fondation Copernic
Radija Boukhalfa, militante associative antiraciste membre du MRAP06 et de RESF06
Amzat Boukari-Yabara, historien
Fatima-Ezzahra Ben-Omar, militante féministe.
Catherine Samary, économiste altermondialiste
Rocé : Rappeur
Medhy Belabbas militant anti raciste
Haocas Wkasu Victor militant mouvement des jeunes Kanaks en France
Verveine Angeli militante antiraciste , secretaire nationale de l’union syndicale solidaires .
Cybel David ,animatrice commission internationale de l’union Solidaires
Georges Franco , Artiste peintre
Hadrien Bortot, membre du Conseil National du PCF
Christine Delphy, sociologue
Ariella AZOULAY, artiste, professeur, Brown University
Jalil LECLAIRE, comédien, metteur en scène
Sonia Dayan-Herzbrun Sociologue Professeure émérite à l’Université de Paris
Sonya Nour militante anti raciste
Fabiana EX-SOUZA
Eddy FIRMIN
Laurent Levy, Essayiste
Mogniss H. Abdallah
Hamoudi DJATAOU ancien dirigeant du MTA ( mouvement des travailleurs Arabes )Grenoble
Salah Amokrane , militant associatif , Toulouse
Sonia Fayman, UJFP, Cedetim
Gilles Lemaire écologiste altermondialiste
Gustave Massiah, économiste altermondialiste
Maryse Tripier, sociologue.
Magali Bessone, professeure de philosophie.
Pierric Annoot Secrétaire départemental du PCF 92
Serge Guichard militant anti raciste communiste
Michele Guerci journaliste
Vikash Dhorasoo
Olivier Besancenot, Christine Poupin, Philippe Poutou : portes paroles du NPA
Jean SAINT-MARC : membre du secrétariat du Parti Communiste Réunionnais, collaborateur de Paul VERGÈS de 1971 à son décès en nov. 2016
Pierre Zarka , Assaciation des communistes unitaires
Jean François Pellissier , Ensemble
Smail Bessaha , CGT Palais de la porte d’orée
Organisations : FUIQP ; Décoloniser les arts ; Ligue Panafricaine-UMOJA section France ; CRAN , UJFP ; BAN ; La voix des Rroms ;Mouvement des jeunes Kanaks en France ; Survie Nationale ; l’équipe de rédaction du Guide du Bordeaux colonial ; MRAP 06; la FASTI ;CEDETIM (Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale); NPA ; L’ACU (association des communistes unitaires) ; PEPS; Contrevent (Grenoble) …
Dans un silence politique et médiatique assourdissant notre pays a été le lieu de plusieurs agressions contre un campement Rom et une mosquée. Dans la nuit du 18 au 19 mai le campement des Roms d’Aubervilliers volait en fumée suit a une attaque au cocktails Molotov. L’ampleur de l’incendie (il s’étend sur plus 2000 m2) et des dégâts (plus de 60 habitations détruites) souligne l’importance du drame qui a été évité. Cet attentat terroriste est le quatrième contre ce campement en quinze jours. C’est d’ailleurs l’instauration d’un système de surveillance permanente mis en place par les habitants suite aux attentats précédents qui a permis d’éviter une catastrophe humaine. Deux jours plus tard c’est les fidèles de la mosquée de Cholet qui sont la cibles du racisme. Les murs de celle-ci sont tagués d’une phrase : « Vous serez fusillé ». Au scandale du silence des grands médias s’ajoute le mutisme de l’Etat sur ces actes ignobles. Quasiment aucune couverture médiatique et silence complet du gouvernement sont les deux constats déplorables que nous sommes contraints de faire. Plus grave encore nous constatons le même silence de l’ensemble des grands partis français, de la majorité comme de l’opposition.
Une honte française !
Après une période de confinement qui a vu se déverser sur les réseaux sociaux un racisme anti-asiatique décomplexé ces actes alertent sur la banalisation du racisme dans notre société en crise. Le développement des propos et actes liés à ces figures contemporaines du racisme que sont l’islamophobie et l’ « antitsiganisme » n’est ni étonnant, ni imprévisible. Il n’est pas le fait d’un virus contre lequel nous n’aurions pas de vaccin. Il est le résultat logique des discours politiques et médiatiques qui depuis plusieurs décennies construisent les musulmans et les Roms comme problème et comme menace. Les déclarations à répétition d’hommes politiques et de responsables gouvernementaux sur le danger « communautariste » ou « sécessionniste » (affaires dites du foulard, du Burkini, discours sur la déradicalisation, etc.), les commentaires des « chroniqueurs » médiatiques qui les préparent, les accompagnent et les suivent, le silence sur les passages à l’acte antérieurs, ont créé un climat d’autorisation aux passage à l’acte islamophobe. Les expulsions violentes et à répétition des campements Roms sans aucun relogement décent et les discours d’élus locaux et nationaux sur le « problème Rom » et leur refus de s’intégrer, ont abouti au même résultat de banalisation de l’antitsiganisme. Le silence officiel actuel ne peut que renforcer ces passages à l’acte qui mettent nos vies en danger.
Quelle crédibilité accorder au discours de lutte contre le terrorisme lorsqu’un tel attentat ne donne lieu à la moindre dénonciation ? Quel crédit donner au discours officiel de « lutte contre le racisme et les discriminations » lorsqu’une communauté religieuse entière est menacée sans aucune réaction ? Que comprendrons les racistes de ce silence assourdissant ?
Parce que nos vies comptent autant que les autres, nous devons réagir pour mettre fin à cette banalisation meurtrière. Préparons les mobilisations d’ampleur qui sont les seules à pouvoir imposer à l’agenda politique et médiatique le combat concret contre l’islamophobie et contre l’antitsiganisme.
Plus un pas en arrière.
S’unir pour ne plus subir.
Au moins dix personnes ont perdu la vie suite à des contrôles de police pendant la période du confinement et plusieurs autres ont été blessées. Ce bilan alarmant d’une institution étatique censée officiellement protéger les citoyens éclaire le processus dangereux qui se déploie dans la police française depuis des décennies. Près de 700 jeunes des quartiers populaires ont ainsi perdu la vie depuis la fin de la décennie 70 au cours de scénarios qui se reproduisent à l’identique : contrôles au faciès qui dégénèrent, courses-poursuite se terminant par des tirs à bout portant, clefs d’étrangement débouchant sur la mort, morts au commissariat pendant la garde à vue, etc. Les victimes ont également des profils identiques : en majorité des jeunes hommes « noirs » ou « arabes » habitant les quartiers populaires urbains. Les suites judiciaires de ces « affaires » sont également d’une grande ressemblance : au mieux du sursis et dans quelques cas marginaux une peine ridicule. Le diagnostic ne souffre d’aucune hésitation : l’institution policière est gangrénée par le racisme, infiltrée de manière importante par l’extrême-droite, garantie d’impunité par le pouvoir exécutif, encouragée par les choix de la « doctrine de maintien de l’ordre » officielle et protégée par un silence des grands médias assourdissant. Les conditions particulières du confinement n’ont fait qu’encourager encore plus intensément le virus raciste circulant depuis des décennies dans la police.
L’élargissement des violences policières à d’autres catégories de citoyennes et de citoyens au cours du mouvement des Gilets Jaunes et du mouvement contre la réforme des retraites est venu rappeler une vérité première : le silence sur l’injustice pour une catégorie de citoyens est porteuse potentiellement d’une injustice pour tous. Confronté à une crise de légitimité grandissante et à des mouvements sociaux importants le gouvernement peut compter sur cette institution policière protégée de toute sanction, habituée à la répression et à la violence aveugle, formatée idéologiquement par des idées socialement réactionnaires, racistes et sexistes.
L’heure est au dépassement de la stratégie défensive réagissant aux passages à l’acte meurtriers de la police. Nous ne sommes pas en présence de situations isolées qui se succèdent sans liens entre elles ou de «crimes» individuelles ou circonstancielles sans causalités communes. Nous sommes en présence des résultats logiques de choix politiques, des conséquences prévisibles d’une « doctrine de maintien de l’ordre », des effets cohérents d’une impunité systémique, etc. L’Etat français est compte-tenu de l’ancienneté de ces pratiques, de leur ampleur et de la récurrence des scénarios coupable et responsable. Nous sommes en présence d’un racisme d’Etat ancien se muant dans le contexte de crise de légitimité du pouvoir en autoritarisme d’Etat généralisé.
La gravité de la situation appelle une stratégie offensive s’appuyant sur les prises de conscience de la réalité des violences policières systémiques qu’ont suscitées les pratiques des forces de « l’ordre » pendant les mouvements des Gilets Jaunes et contre la réforme des retraites. Il est temps d’initier un vaste mouvement unitaire visant à imposer par le rapport de forces une commission d’enquête indépendante sur le racisme et l’autoritarisme d’Etat. Il est temps de mettre les élus au pied du mur et de les interpeller pour qu’ils relaient cette revendication à l’assemblée. Nous verrons alors les positions des uns et des autres et nous en tirerons les leçons. C’est une commission de ce type qu’ont imposé les jeunes des quartiers populaires en Angleterre en 1981 après une série de révoltes populaires contre les violences policières. Le « rapport Scarman » qui est alors rendu conclu à l’existence d’un racisme institutionnel dans l’institution policière, de discriminations systémiques dans les contrôles au faciès, d’usages « disproportionnés et sans discernement » des pouvoirs, de pratiques de couverture de la hiérarchie conduisant à l’impunité, etc. Faisons grandir cette revendication pour imposer un diagnostic réel de la gangrène réactionnaire au sein de la police et pour imposer une véritable épuration de la police d’une part et des garanties inscrites dans la loi pour les citoyennes et les citoyens d’autre part.
En attendant et en préparation de ce combat ne laissons plus rien passer, soyons solidaires et massivement mobilisés à chaque nouvelle violence policière et crions notre colère.
Le concept d’« hégémonie culturelle » proposé par Gramsci permet d’éclairer le lien entre la « crise de légitimité » et le « processus de fascisation ». Le Covid-19 montre au grand jour l’ampleur de cette crise qui touche Emmanuel Macron.
Les images de personnels hospitaliers manifestant avec banderoles et drapeaux syndicaux dans plusieurs hôpitaux français illustrent l’ampleur de la crise de légitimité qui touche le gouvernement Macron. Ces défilés revendicatifs se déroulent au moment même où le gouvernement et ses relais médiatiques déploient un discours appelant à célébrer et applaudir les « héros de première ligne ». Le désaveu des hospitaliers est ici à la hauteur d’une colère populaire qui gronde sans pouvoir se visibiliser du fait du confinement. Cette colère populaire est mesurée par le gouvernement qui prépare activement ses réponses – répressives d’une part et idéologiques d’autre part – pour la juguler et la détourner. La crise de légitimité antérieure à la pandémie est accélérée par celle-ci et suscite logiquement une accélération du processus de fascisation, lui aussi déjà entamé avant la séquence du Corona. Le rappel de quelques fondamentaux permet d’éclairer la signification politique et idéologique de quelques faits et choix gouvernementaux récents ayant à première vue aucun liens : gestion autoritaire du confinement ayant déjà fait dix victimes dans les quartiers populaires, note aux établissements scolaires appelant à « lutter contre le communautarisme » dans le cadre du déconfinement, document de prospective du ministère des affaires étrangères sur les conséquences politiques de la pandémie en Afrique, soutien d’Emmanuel Macron à Éric Zemmour, etc.
Crise de légitimité et processus de fascisation
Le concept d’« hégémonie culturelle » proposé par Gramsci permet d’éclairer le lien entre la « crise de légitimité » et le « processus de fascisation ». Contrairement à une idée répandue ce n’est pas la répression qui est l’assise la plus importante de la domination. Les classes dominantes préfèrent s’en passer conscientes qu’elles sont de l’incertitude de l’issue d’un affrontement ouvert avec les classes dominées. C’est, souligne Gramsci, la dimension idéologique qui est l’assise la plus solide de la domination. Elle se déploie sous la forme de la construction d’une « hégémonie culturelle » dont la fonction est d’amener les dominés à adopter la vision du monde des dominants et à considérer la politique économique qui en découle au mieux comme souhaitable et au pire comme la seule possible. « La classe bourgeoise se conçoit comme un organisme en perpétuel mouvement, capable d’absorber la société entière, l’assimilant ainsi à sa propre dimension culturelle et économique. Toute la fonction de l’État a été transformée ; il est devenu un éducateur », explique Gramsci. [1] C’est cette hégémonie culturelle qui est donneuse de légitimité, les élections en constituant une mesure. À l’inverse l’affaiblissement de l’hégémonie signifie une crise de légitimité que l’auteur appelle « esprit de scission » : « Que peut opposer une classe innovatrice, demande Gramsci, au formidable ensemble de tranchées et de fortifications de la classe dominante ? L’esprit de scission, c’est-à-dire l’acquisition progressive de la conscience de sa propre personnalité historique ; esprit de scission qui doit tendre à l’élargissement de la classe protagoniste aux classes qui sont ses alliées potentielles. » [2]
L’ampleur de la régression sociale produite par la séquence néolibérale du capitalisme depuis la décennie 80 sape progressivement les conditions de la légitimation de l’ordre dominant. Cette séquence est par son culte de l’individu, des « gagnants » et des « premiers de cordée », son retrait de l’État des fonctions de régulation et de redistribution, sa destruction des protections sociales minimums, etc., productrice d’un déclassement social généralisé reflétant une redistribution massive des richesses vers le haut. La crise de légitimité n’a cessé de se déployer depuis sous les formes successives et dispersées de grands mouvements syndicaux (1995, réforme des retraites, etc.), de la révolte des quartiers populaires en novembre 2005, du mouvement des Gilets Jaunes, etc. La progression de l’abstention et son installation durable constitue un des thermomètres de cette illégitimité grandissante. L’élection d’Emmanuel Macron avec seulement 18,19% des inscrits – qui représente les électeurs ayant émis un vote d’adhésion – au premier tour souligne l’ampleur de celle-ci.
Au fur et à mesure que se développe l’illégitimité croissent les « débats écran » d’une part et l’usage de la répression policière d’autre part. Les multiples « débats » propulsés politiquement et médiatiquement par en haut sur le communautarisme, le voile, la sécession des quartiers populaires, etc., illustrent le premier aspect. Les violences policières – jusque-là essentiellement réservées aux quartiers populaires – à l’encontre des gilets jaunes et des opposants à la réforme des retraites concrétisent le second. C’est ce que nous nommons « processus de fascisation » du fait de ses dimensions idéologiques (construction d’un bouc émissaire dérivatif des colères sociales), juridiques (entrée dans le droit commun de mesures jusque-là limitée aux situations d’exception) et politique (doctrine de maintien de l’ordre).
Il convient de préciser le concept de « fascisation » pour éviter les compréhensions possiblement « complotistes » et « réductionnistes » de l’expression. La fascisation n’est pas le fascisme qui est un régime de dictature ouverte se donnant pour objectif la destruction violente et totale des opposants. Le processus de fascisation n’est pas non plus une intentionnalité de la classe dominante ou un « complot » de celle-ci. Il est le résultat de l’accumulation de réponses autoritaires successives pour gérer les contestations sociales dans un contexte de crise de légitimité. La carence de légitimité contraint la classe dominante et ses représentants à une gestion à court terme de la conflictualité sociale, crise par crise, mouvement social par mouvement social – par les trois vecteurs soulignés ci-dessus : idéologique, juridique et répressif. S’installe alors progressivement et tendanciellement un modèle autoritaire reflétant la crise de l’hégémonie culturelle de la classe dominante. Terminons ces précisions en soulignant que la fascisation ne mène pas systématiquement au fascisme, qu’elle n’en constitue pas fatalement l’antichambre. Le processus de fascisation exprime les séquences historiques particulières où les dominés ne croient plus aux discours idéologiques dominants sans pour autant encore constituer un « nous » susceptible d’imposer une alternative. L’issue de telles séquences est fonction du rapport de forces et de la capacité à produire ce « nous ».
C’est dans ce contexte que survient la pandémie qui comme toute perturbation durable du fonctionnement social et économique fait fonction de révélateur de dimensions que l’idéologie dominante parvenait encore à masquer : les pénuries de masques, de personnels de santé et de matériels médicaux visibilisent les conséquences de la destruction des services publics ; la faim qui apparaît dans certains quartiers populaires fait fonction de miroir grossissant de la paupérisation et de la précarisation massive qui avaient déjà suscités la révolte des quartiers populaires de novembre 2005 et le mouvement des Gilets Jaunes ; la gestion autoritaire du confinement et sa politique de l’amende révèlent au grand jour le modèle de citoyenneté infantilisante et méfiante qui s’est installé du fait de la crise de légitimité ; le maintien de l’activité dans des secteurs non vitaux en dépit du manque de moyens de protection démasquent l’ancrage de classe des choix gouvernementaux ; les aides et allégements de charges aux entreprises, l’absence de mesures sociales d’accompagnement des baisses de revenus brusques liées au confinement (annulation des loyers et des charges par exemple), l’annonce de mesures de restriction « temporaires » de conquis sociaux (durée du travail, congés, etc.) pour faire face aux conséquences économiques de la pandémie, les conditions du déconfinement scolaire, etc., finissent de déchirer le mythe du discours sur l’unité nationale face à la crise. La crise de légitimité déjà bien avancée avant la pandémie sort de celle-ci considérablement renforcée. Le déconfinement survient dans ce contexte de colère sociale massive, d’écœurement des personnels de santé, de quartiers populaires au bord de l’explosion, etc.
La préparation policière, juridique et idéologique de l’après-pandémie
Le bilan humain du choix d’une gestion autoritaire du confinement est à lui seul parlant et significatif de la préparation policière de l’après-pandémie. Déjà une dizaine de décès suite à des contrôles de police depuis le début du confinement. Les révoltes populaires dans plusieurs quartiers suite à ces violences policières révèlent l’état de tension qui y règne. Non seulement les habitants de ces quartiers populaires ont été abandonnés à leur sort – alors que les niveaux connus de pauvreté et de précarité rendaient prévisibles la dégradation brusque des conditions d’existence que le confinement produirait – mais ils subissent les pratiques d’un appareil de police gangréné par le racisme, infiltré de manière non marginale par l’extrême droite, habitué à l’impunité, etc. Le mépris de classe et l’humiliation raciste caractérisent plus que jamais le rapport entre institution policière et habitant des quartiers populaires.
Le discours politique et médiatiques sur l’incivilité et l’irresponsabilité des habitants des quartiers populaires a accompagné cette accélération des violences policières. Sans surprise ceux que le géo-politologue Pascal Boniface a pertinemment appelé les « intellectuels faussaires » [3] ou les « experts du mensonge » ont été mobilisés. Dès le 23 mars Michel Onfray ouvre le bal : « Que le confinement soit purement et simplement violé, méprisé, moqué, ridiculisé dans la centaine des territoires perdus de la République, voilà qui ne pose aucun problème au chef de l’État. Il est plus facile de faire verbaliser mon vieil ami qui fait sa balade autour de son pâté de maison avec son épouse d’une amende de deux fois 135 euros que d’appréhender ceux qui, dans certaines banlieues, font des barbecues dans la rue, brisent les parebrises pour voler les caducées dans les voitures de soignants, organisent ensuite le trafic de matériel médical volé, se font photographier vêtus de combinaison de protection en faisant les doigts d’honneur. » [4] Alain Finkielkraut confirme ce constat alarmant et s’interroge quelques jours plus tard : « Les quartiers qu’on appelle « populaires » depuis que l’ancien peuple en est parti, le trafic continue, les contrôles policiers dégénèrent en affrontements, des jeunes dénoncent une maladie ou un complot des « Blancs » et les maires hésitent à imposer un couvre-feu parce qu’ils n’auraient pas les moyens de le faire respecter. Union nationale, bien sûr, mais formons-nous encore une nation ? » [5] La situation et ces discours de stigmatisation sont d’autant plus insupportables que les quartiers populaires et leurs habitants ont été le lieu et les acteurs d’une mobilisation de solidarité citoyenne multiforme. Mobilisations familiales, de voisinages, associatives, informelles ou organisées, autofinancées, etc., sans laquelle la situation aurait été bien plus grave qu’elle ne l’est.
Le contrôle, la contrainte, la mise en scène de la force – que révèlent de nombreuses vidéos de contrôles pendant le confinement – et la répression, dessinent la tendance des réponses envisagées en réponse aux colères sociales qui s’exprimeront inévitablement après la pandémie. C’est dans cette direction que s’oriente l’approbation le 6 mai 2020 par la commission des lois de la proposition de plusieurs députés de la majorité visant à autoriser des « gardes particuliers » à participer au contrôle des règles du déconfinement et à dresser des procès-verbaux en cas d’infractions. L’annonce de l’utilisation de drones et autres outils technologiques pour la surveillance du déconfinement est dans la même teneur. Comme le souligne l’Observatoire des Libertés et du Numérique (OLN) ces nouvelles technologies de surveillance sont porteuses d’une « régression des libertés publiques » :
« Chacune des crises qui ont marqué le 21e siècle ont été l’occasion d’une régression des libertés publiques. Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 ont vu l’Europe adopter la Directive sur la rétention des données de connexions électroniques et l’obligation faite aux opérateurs de stocker celles de tous leurs clients. Les attentats terroristes qui ont touché la France en 2015 ont permis le vote sans débat de la loi renseignement. Ils ont aussi entraîné la mise en place de l’état d’urgence dont des mesures liberticides ont été introduites dans le droit commun en 2017. La pandémie de Covid-19 menace d’entraîner de nouvelles régressions : discriminations, atteintes aux libertés, à la protection des données personnelles et à la vie privée. » [6]
La crise de légitimité oriente le gouvernement vers des réponses exclusivement autoritaires et répressives accompagnées d’une offensive idéologique visant à présenter les habitants des quartiers populaires comme incivils, irresponsables, irrationnels, complotistes, etc., à des fins d’isolement de leurs colères et de leurs révoltes légitimes. L’offensive idéologique s’annonce d’autant plus importante que l’expérience des Gilets Jaunes et du mouvement contre la réforme des retraites tant sur le plan du traitement médiatique [et des déformations des faits auquel il a donné lieu] que sur le plan des violences policières, ont produit des acquis palpables. En témoignent les déclarations de soutien aux habitants des quartiers populaires et de condamnation des violences policières qui ont vu le jour. Pour ne citer qu’un exemple, citons la vidéo de salariés et de syndicalistes de la RATP et de la SNCF témoignant de cette solidarité. De tels faits de solidarité étaient inexistants lors de la révolte des quartiers populaires de novembre 2005 et témoignent une nouvelle fois de l’approfondissement de la crise de légitimité.
C’est dans le cadre de ce besoin de détournement idéologique de l’attention qu’il faut, selon nous, situer la distribution à tous les établissements scolaires pour préparer le déconfinement d’une « fiche » intitulée « Coronavirus et risque de replis communautaristes ». Alors que la grande majorité des enseignants est légitimement préoccupée des conditions matérielles et pédagogiques de la reprise des cours, l’attention est orientée vers un pseudo danger « communautaristes » décrit de manière alarmante comme suit :
« Aujourd’hui, la violence de la pandémie causée par un nouveau virus nous confronte à l’incertitude sur de multiples plans (en matière, médicale, sociale, économique, culturelle…). La crise du Covid-19 peut être utilisée par certains pour démontrer l’incapacité des Etats à protéger la population et tenter de déstabiliser les individus fragilisés. Divers groupes radicaux exploitent cette situation dramatique dans le but de rallier à leur cause de nouveaux membres et de troubler l’ordre public. Leur projet politique peut être anti-démocratique et antirépublicain. Ces contre-projets de société peuvent être communautaires, autoritaires et inégalitaires. En conséquence, certaines questions et réactions d’élèves peuvent être abruptes et empreintes d’hostilité et de défiance : remise en question radicale de notre société et des valeurs républicaines, méfiance envers les discours scientifiques, fronde contre les mesures gouvernementales, etc. » [7]
Dénoncer l’incapacité ou les carences de l’État en matière de protection ou exprimer un désaccord contre les mesures gouvernementales devient ainsi un indicateur de communautarisme. Une autre partie du document situe les actes du gouvernement sans contestation possible du côté de la « science » et des « valeurs républicaines » et toute critique de ces actes du côté de l’irrationalité, du complot et du communautarisme. Bien sûr une telle introduction au « problème » ne peut déboucher que sur un appel à la délation dont il est précisé qu’il doit s’étendre jusque dans la cour de récréation :« • Être attentif aux atteintes à la République qui doivent être identifiées et sanctionnées. • Mobiliser la vigilance de tous : les enseignants en cours, les CPE et assistants d’éducation dans les couloirs et la cour pour repérer des propos hors de la sphère républicaine […] • Alerter l’équipe de direction afin qu’elle puisse : – Effectuer un signalement dans l’application « Faits établissement » ; – Informer l’IA-DASEN en lien avec la cellule départementale des services de l’État dédiée à cette action et mise en place par le préfet. » [8] Quand à la cible de cette vigilance et de cette délation, elle se situe, bien entendu dans les quartiers populaires, la « fiche » en question faisant référence au plan national de prévention de la radicalisation (« prévenir pour protéger ») du 23 février 2018 [9] 9 qui précise qu’il s’applique « plus particulièrement dans les quartiers sensibles ».
Même la politique étrangère française fait partie de ce document hallucinant au regard des questions concrètes et réelles que se posent les enseignants. Il leur est ainsi demandé de se faire les défenseurs de celle-ci : « • Aborder les questions sur la nouvelle situation géopolitique en lien avec la pandémie, en montrant à la fois la complexité des relations internationales et la place de la France ». [10] Il est vrai que les préoccupations africaines du gouvernement sont particulièrement fébriles comme en témoigne une autre note, cette fois-ci de ministère des affaires étrangères. Cette note datée du 24 mars 2020 et intitulée « L’effet Pangolin : la tempête qui vient en Afrique ? » émane du Centre d’Analyse, de Prévision et de Stratégie. Se voulant prospective l’analyse développée annonce une série de crises politiques en Afrique comme conséquences de la Pandémie : « En Afrique notamment, ce pourrait être « la crise de trop » qui déstabilise durablement, voire qui mette à bas des régimes fragiles (Sahel) ou en bout de course (Afrique centrale) ». Elle en déduit la nécessité « de trouver d’autres interlocuteurs africains pour affronter cette crise aux conséquences politiques » c’est-à-dire qu’elle appelle tout simplement à de nouvelles ingérences. Enfin elle précise la nature de ces nouveaux interlocuteurs sur lesquels la stratégie française devrait s’appuyer : « les autorités religieuses », « les diasporas », les « artistes populaires » et « les entrepreneurs économiques et businessmen néo-libéraux ». [11] Sur le plan international également l’après pandémie est en préparation et il a la couleur de l’ingérence impérialiste.
Les conséquences économiques de la pandémie dans le contexte d’un néolibéralisme dominant au niveau mondial, de crise de légitimité profonde et de colères sociales massives et généralisées, sont le véritable enjeu de cette préparation active de l’après-pandémie sur les plans policier, juridique et idéologique. L’économiste, Nouriel Roubini qui avait un des rares à anticiper la crise de 2008 parle d’ores et déjà de « grande dépression » en référence à la crise de 1929. Le séisme qui s’annonce ne peut avoir que deux issues logiques : une dégradation et un déclassement social sans précédent depuis la seconde guerre mondiale ou une baisse conséquente des revenus des dividendes faramineux des actionnaires. La fascisation, le retour aux fondamentaux islamophobes et à la stigmatisation des quartiers populaires expriment la stratégie de la classe dominante pour faire face à cet enjeu. Plus que jamais la phrase célèbre de Gramsci résonne avec une grande modernité : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître. Pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés. » [12] À nous d’accélérer par nos mobilisations la réunion des conditions de possibilité du nouveau sans lesquelles nous ne pourrons que déplorer le développement de ces morbidités.
Saïd Bouamama, sociologue et co-fondateur du FUIQP (Front uni des immigrations et des quartiers populaires)
Version originale : http://www.regards.fr/idees-culture/article/crise-de-legitimite-et-processus-de-fascisation-l-acceleration-par-la-pandemie
Notes
[1] Antonio Gramsci, Cahier de Prison 8, in Gramsci dans le texte, éditions sociales, Paris, 1975, p. 572
[2] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 3, Gallimard, Paris, 1996, p.298.
[3] Pascal Boniface, Les Intellectuels faussaires : Le triomphe médiatique des experts en mensonge, Gawsewitch, Paris, 2011
[4] Michel Onfray, Faire la guerre, https://michelonfray.com/interventions-hebdomadaires/faire-la-guerre, consulté le 11 mai 2020 à 8h30
[5] Alain Finkielkraut, « Le nihilisme n’a pas encore vaincu, nous demeurons une civilisation », Le Figaro du 27 mars 2020
[6] « La crise sanitaire ne justifie pas d’imposer les technologies de surveillance », Communiqué de l’Observatoire des Libertés et du Numérique (OLN) du 8 avril 2020
[7] Fiche-replis communautaires, Coronavirus et replis communautaristes, Ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse, p. 1
[8] Ibid., p. 2
[9] « Prévenir pour protéger », Plan national de prévention de la radicalisation, Service de Presse de Matignon, 23 février 2018, p.
[10] Fiche-replis communautaires, op. cit., p. 2
[11] Manuel Lafont Rapnouil, L’Effet Pangolin : la tempête qui vient en Afrique ?, Note diplomatique du Centre d’analyse, de Prévision et de Stratégie NDI 2020 – 0161812, Ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères, 24 mars 2020, pp. 1, 3 et 4
[12] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 3, Gallimard, Paris, 1996, p.283
Il y a les aléas et il y a la vulnérabilité conduisant aux
catastrophes. La confusion entre ces deux questions est une des
caractéristiques essentielles du discours officiel du gouvernement
français (et de très nombreux autres). Il n’y a rien d’étonnant à cette
confusion volontaire qui a comme fonction de masquer et de faire
disparaître la seconde. Cette dernière fait en effet fonction
d’analyseur des contradictions d’un système social, de révélateur du
réel que l’idéologie dominante masque ou déforme habituellement et de
miroir grossissant des inégalités et dominations qui le caractérisent.
Le centrage volontaire sur la dimension « catastrophe » diffuse en effet
des images d’imprévisibilité, d’incertitude, d’absence de
responsabilité humaine, etc. Le centrage sur la vulnérabilité interroge
les causes économiques et sociales d’une situation, les raisons réelles
de l’ensemble des conséquences d’une catastrophe et les intérêts
économiques qui ont produit cette vulnérabilité. Que nous révèle la
pandémie sur la vulnérabilité de notre monde dominé par la
mondialisation capitaliste ?
Précisions conceptuelles
La comparaison entre les effets du cyclone Ivan qui touche Cuba en
septembre 2004 et ceux du cyclone Katrina qui s’abat sur la Floride, la
Louisiane et le Mississipi un an après permet d’apporter quelques
précisions conceptuelles sur les notions de risque, d’aléa, de
catastrophe et de vulnérabilité. Tous deux de catégories 5 c’est-à-dire
avec des vitesses de vent dépassant 249 km/h, les deux cyclones se
soldent pourtant par des bilans humains aux antipodes : aucun décès à
Cuba ; 1836 morts et 135 disparus aux USA. Des aléas similaires
débouchent ainsi sur des conséquences diamétralement opposées. Le
vocabulaire élaboré pour décrire ces phénomènes naturels exceptionnels
et leurs conséquences tout aussi exceptionnelles peuvent aider à
comprendre ce qui se joue actuellement face à la pandémie en cours.
Un premier concept clef est celui d’aléa naturel.
Celui-ci désigne des évènements climatiques sur lesquels l’homme n’a pas
d’influence au moment de leurs déclenchements (inondation, ouragan,
éruption volcanique, etc.). Bien que de nature différente l’apparition
d’un virus meurtrier peut, du moins dans l’état actuel des
connaissances, être défini comme relevant de cette définition. Les aléas
sont porteurs de risques pour l’homme, ce concept pouvant se définir comme un danger c’est-à-dire une conséquence potentielle de l’aléa. La vulnérabilité désigne
pour sa part les effets prévisibles d’un aléa sur l’homme dépendant
eux-mêmes d’un certain nombre de facteurs : densité de population des
zones à risque, capacité de prévention, état des infrastructures
permettant de réagir efficacement et rapidement, etc. Enfin la catastrophe
définit un risque dont la potentialité s’est transformée en réalité et
dont les conséquences seront fonction de la vulnérabilité.
Rendre compte d’une catastrophe sans aborder la question de la
vulnérabilité est une ruse idéologique permettant de dédouaner les
classes dominantes par évacuation des causes économiques, politiques et
sociales expliquant l’ampleur des conséquences. Cette opération consiste
en effet à référer entièrement à la nature des conséquences dont une
partie essentielle relève des choix économiques et politiques. L’ampleur
de la catastrophe est dépendante à la fois de l’état d’une société au
moment où survient l’aléa et des décisions prises pour réagir à
celui-ci.
Si sur le long terme on peut attendre des progrès de la science une
meilleure connaissance et une plus forte maîtrise des aléas, dans le
court terme seule la réduction de la vulnérabilité est en mesure de
limiter drastiquement les conséquences des aléas c’est-à-dire d’éviter
qu’il ne se transforme en catastrophe ou de limiter celle-ci. La
pandémie actuelle peut dès lors être considérée comme un révélateur de
la vulnérabilité : « Les bilans socio-économiques et les nombreux
retours d’expérience menés ces dernières années, nous enseignent que les
catastrophes sont de véritables révélateurs de vulnérabilités humaines
et territoriales au sein des communautés et sociétés frappées[i] »
résument les géographes Frédéric Leone et Freddy Vinet. La fonction de
révélateur intervient ici à un double niveau : le degré d’exposition au
risque qui interroge dans le cas des maladies les politiques de
prévention et les inégalités sociales et la capacité à réagir à la
catastrophe qui questionne l’état du système de santé, de ses
infrastructures et de ses moyens. Par ailleurs les politiques concernant
d’autres secteurs de la vie sociale et politique viennent impacter la
capacité à réagir : politique de logement, politique migratoire,
politique carcérale, etc. C’est pourquoi à l’échelle mondiale comme à
l’échelle française la pandémie peut être considérée comme un analyseur
de la mondialisation capitaliste.
Une vulnérabilité collective fille de la mondialisation capitaliste
Les idéologies d’accompagnement de la mondialisation capitaliste sont
bâties à partir de deux postulats complémentaires repris en boucle par
les discours politiques et médiatiques dominants depuis des décennies.
Le premier est le primat de l’individu sur les structures dans
l’explication des problèmes sociaux à l’échelle de chaque nation. Ce
postulat permet d’évacuer la notion de classe sociale et d’inégalité
sociale au profit d’une pseudo responsabilité individuelle qui se
traduit fréquemment dans le discours de la prise de risque individuelle.
Les vulnérabilités inégales face à la santé et aux maladies ne sont
plus référées aux inégalités sociales mais aux caractéristiques
individuelles d’une part et aux comportements individuels d’autre part.
Le discours de la responsabilité individuelle sert ici à masquer la
responsabilité du système social c’est-à-dire des classes dominantes qui
en décident les règles de fonctionnement. « La vulnérabilité sociale
des populations est encore très largement envisagée sous l’angle de
l’individu et de sa place dans le groupe. Si ce sont les individus qui
traversent bien les épreuves de la vulnérabilité, c’est au niveau des
structures sociales que se manifestent les conditions qui rendent ces
épreuves plus ou moins supportables. Autrement dit, entre l’individu et
l’aléa, il y a aussi les structures sociales[ii] »
résument les géographes de la santé Marion Borderon et Sébastien
Oliveau. S’il est évident que la pandémie actuelle du fait de son
ampleur touchera l’ensemble des classes sociales, il est tout aussi
incontestable que la morbidité touchera en premier lieu les classes
populaires et parmi elles les segments les plus précarisés.
Le second postulat est le prima de chaque nation sur les structures
régissant les rapports internationaux. Ce postulats permet d’occulter
les rapports de domination entre les pays du centre dominant et ceux de
la périphérie dominées. Les vulnérabilités nationales inégales face à la
santé et la maladie ne sont plus du tout référées aux inégalités
sociales mondiales mais aux caractéristiques spécifiques de chaque
nation (climat et catastrophes naturelles, culture, démographie, etc.)
d’une part et aux seuls choix politiques nationaux d’autre part. Le
discours de la responsabilité nationale sert ici à masquer l’existence
du néocolonialisme et de l’impérialisme. Il suffit pourtant de regarder
la géographie des inégalités de santé dans le monde pour s’apercevoir
qu’elle recoupe parfaitement la division binaire centre-périphérie, à
l’exception de quelques pays significatifs comme Cuba par exemple. Les
statistiques de l’OMS sur le nombre de médecins par pays en 2015
précisent ainsi que l’on compte 52 médecins pour 10 000 habitants en
Autriche, 39 en Italie et en Espagne, 32 en France, etc., et à l’autre
bout de la chaine : 1 seul médecin au Rwanda et en Ouganda, 9 au Sri
Lanka ou 10 au Pakistan. Tous les autres indicateurs (nombre de
personnels infirmiers, part de la santé dans le budget national,
disponibilité des médicaments, etc.) présentent des classements
similaires[iii].
Ce regard photographique ne suffit cependant pas à prendre toute la
mesure de la signification de la mondialisation capitaliste pour la
santé humaine. Il convient de le compléter par la prise en compte de la
dégradation de l’accès au soin au centre comme à la périphérie. La
lecture synchronique doit être complétée par une approche diachronique.
La mondialisation capitaliste n’est en effet pas seulement le
capitalisme, elle est aussi le capitalisme d’une séquence historique
précise marquée par la domination de l’ultralibéralisme en matière de
politique économique. Le désinvestissement de l’Etat, la fragilisation
et/ou la privatisation des services publics, les politiques
d’austérités, etc., ont conduit partout sur la planète à une hausse de
la vulnérabilité. C’est celle-ci qui se révèle dans toute son ampleur
avec la crise du Corona Virus.
Dans un pays comme la France le capitalisme mondialisé et sa
politique économique ultralibérale ont depuis quatre décennies accrues
considérablement la vulnérabilité. Dans le vocabulaire libéral de santé
cela s’appelle la « rationalisation de l’offre de soin ». Concrètement
cela signifie la suppression de 13 % des lits d’hospitalisation à temps
plein (c’est-à-dire accueillant un patient plus de 24 heure) pour la
seule période 2003-2016 (69 000 lits) selon les propres chiffres du
ministère de la santé[iv].
Que l’on prenne comme indicateur les budgets des hôpitaux, les
effectifs des personnels de soin ou le nombre d’établissements publics
le bilan est similaire : une « casse du siècle » selon l’expression des
sociologues Pierre-André Juven, Frédéric Pierru et Fanny Vincent[v].
C’est cette vulnérabilité grandissante qui se révèle aujourd’hui avec
l’épreuve de la pandémie dans le manque de lits de réanimation et de
tests de dépistage tout comme dans le feuilleton macabre de la pénurie
de masques. Les pénuries de tests et de masques ne sont nullement le
résultat d’une erreur mais un des axiomes clef de la logique
ultralibérale, à savoir la production « en flux tendu » consistant à
réduire au minimum les stocks pour réduire les coûts. Ce qui s’est
installé au cours des quatre décennies ce n’est rien d’autre qu’une
« privatisation insidieuse » de l’hôpital public résume le syndicat CGT
santé : « La privatisation de l’hôpital s’est faite par morceau, petit à
petit, au fil des réformes successives. Il y a au moins deux étapes
clés pour comprendre la transformation de l’hôpital public: la
managérialisation (modification de l’organisation de l’hôpital selon les
modalités du privé) et la marchandisation (introduction d’une logique
de rentabilité marchande dans les actes de soin). Ces deux points
forment ce que l’on pourrait appeler la « privatisation insidieuse» de
l’hôpital. Les hôpitaux, s’ils ne deviennent pas privés juridiquement,
le sont dans les faits, reproduisant trait pour trait les méthodes,
modèles d’organisation et objectifs du privé[vi]. »
La même logique mais avec une violence encore plus destructrice s’est
déployée dans les pays de la périphérie dominée. Les Plans d’Ajustement
Structurel (PAS) qui ont été imposé par le Fond Monétaire International
et la Banque Mondiale c’est-à-dire par les puissances impérialistes ont
démantelés les systèmes nationaux de santé. Parmi les conditionnalités
imposées par ces PAS pour obtenir un prêt figurent systématiquement la
baisse des budgets publics et la privatisation des services publics. La
santé et l’éducation seront quasiment partout les deux secteurs les plus
touchés par ces coupes budgétaires imposées. Un des effets induit par
les PAS sera la « fuite des cerveaux » et en particulier des médecins et
autres personnels de santé qui étaient essentiellement employés dans
ces services publics sacrifiés. Les chiffres sont parlants comme en
témoigne une étude de 2013 portant sur la « fuite des médecins
africains » vers les Etats-Unis : « La fuite des médecins de l’Afrique
subsaharienne vers les Etats-Unis a démarré pour de bon au milieu des
années 1980 et s’est accéléré dans les années 1990 au cours des années
d’application des programmes d’ajustement structurel imposé par […] le
Fond Monétaire International (FMI) et la Banque mondiale[vii]. » Les
médecins nord-africains ou moyen-orientaux dans les hôpitaux français
témoignent du même processus en Europe. Les dégâts qu’annoncent la
pandémie en Afrique par exemple, si elle n’est pas jugulée entretemps,
seront d’une ampleur sans commune mesure avec celle que nous connaissons
en Europe. Le regard euro-centré dominant dans les médias invisibilise
cette hécatombe de masse potentielle.
Les apories de la mondialisation capitaliste révélées par la pandémie
« Quand tout sera privé, nous serons privé de tout ». Ce slogan des
pancartes de nos manifestations résume à merveille la rationalité des
classes dominantes dans la séquence historique mondiale actuelle
ultralibérale. Contrairement à une critique trop rapide et trop
fréquente les classes dominantes ne sont ni idiotes ni irrationnelles.
Elles ont simplement la rationalité de leurs intérêts. Bien entendu
cette rationalité dominante est antagoniste avec une autre rationalité :
celle qui n’est pas basée sur la maximisation du profit. La lutte des
classes est ainsi aussi une lutte de rationalité. C’est ce qu’illustrent
les nombreuses apories que montre les stratégies de lutte contre la
pandémie en France. Une aporie est une contradiction insoluble. Donnons
deux exemples non exhaustifs que révèle l’épreuve de vérité que
constitue la pandémie.
Le premier exemple significatif est celui de la politique carcérale
depuis plusieurs décennies. La surpopulation carcérale est une réalité
massive largement documentée. Le taux d’occupation des établissements
pénitentiaires « est aujourd’hui de 116% avec 70 651 prisonniers pour
61 080 places (au 1er janvier 2020). La surpopulation se concentre dans
les maisons d’arrêts, qui accueillent les personnes en attente de
jugement et celles condamnées à des courtes peines de prison. Dans ces
établissements, qui abritent plus des deux tiers de la population
carcérale, le taux d’occupation moyen est de 138%, contraignant deux à
trois personnes – parfois plus – à partager une même cellule et plus de 1
600 personnes à dormir chaque nuit sur des matelas posés au sol[viii] »
résume l’Observatoire National des Prisons. Une telle situation est à
la fois contradictoire avec une lutte efficace contre la pandémie et
constitue un sacrifice ciblé d’une partie de la population. Des
situations similaires existent avec la politique migratoire et
l’entassement dans des sites comme Calais, dans des centres de rétention
surpeuplés ou dans des logements insalubres tout aussi surpeuplés ;
avec celle en direction des sans-abris ; avec celle du logement
productrice d’une sur-occupation massive pour les classes populaires ou
enfin avec l’absence de réelle politique de lutte pour l’égalité entre
les sexes. L’ampleur du prix humain que nous paierons au cours de cette
pandémie et la répartition par classe sociale, par sexe et par origine
de celui-ci découlent directement de ces apories. La morbidité liée à la
pandémie aura indéniablement une dimension de classe et sera également
inévitablement genrée et colorée.
Le second exemple tout aussi significatif est celui des réfugiés qui
s’entassent dans les hotspots en Italie et en Grèce du fait de la
politique de l’Europe forteresse. Alors que l’ouverture des frontières
turques et la réaction brutale et répressive de l’Etat grec a encore
renforcé les conditions scandaleuses d’existence de ces réfugiés, les
médias dominants organisent le silence et l’invisibilité. Avant même
celles-ci la juriste Claire Rodier dressait le bilan suivant pour les
hotspots grecs : « problèmes de promiscuité, de cohabitation de mineurs
isolés avec des adultes, de nourriture insuffisante, de conditions
d’hygiène dégradées du fait de la saturation des équipements sanitaires,
etc. [ …] En janvier 2017, Amnesty International relevait un taux
d’occupation de 148 % à Lesbos, de 215 % à Samos et de 163 % à Kos.
Pendant l’hiver 2016-2017, particulièrement rigoureux dans la région,
certains d’entre eux ont de ce fait été contraints de dormir en plein
air, enveloppés dans de simples couvertures que la neige recouvrait
pendant la nuit.[ix] »
Le bilan des hotspots italien est dans la même veine complète Claire
Rodier en se basant sur les rapports de mission d’Amnesty International[x].
L’ONG Médecins Sans Frontière utilise à juste titre l’expression
« bombe sanitaire » pour caractériser la situation : « Dans certaines
parties du camp de Moria, il n’y a qu’un seul point d’eau pour 1 300
personnes et pas de savon. Des familles de cinq ou six personnes doivent
dormir dans des espaces ne dépassant pas 3m². Cela signifie que les
mesures recommandées comme le lavage fréquent des mains et la
distanciation sociale pour prévenir la propagation du virus sont tout
simplement impossibles[xi]. » Ici
aussi le résultat est similaire : un affaiblissement de la capacité à
faire face efficacement à la pandémie d’une part et le sacrifice des
réfugiés d’autre part.
Le jour d’après
Des apories aussi importantes affaiblissent considérablement
l’efficacité de l’idéologie dominante déjà largement ébranlée par le
mouvement des Gilets jaunes et par le mouvement contre la réforme des
retraites. Il n’est plus possible, au moins momentanément, de tenir un
discours libéral sur la santé, de mépriser les services publics et de
louanger le privé et même simplement de diaboliser l’intervention de
l’Etat. Cependant d’ores et déjà le jour d’après la pandémie est en
préparation par l’Elysée. Sans être exhaustif on peut déjà repérer
quelques composantes de cette préparation. Le premier se situe dans la
mise en scène d’une pseudo « irresponsabilité » d’une partie des
citoyens. Les images diffusées en boucle de personnes ne respectant pas
le confinement, la place de cette « irresponsabilité » dans la
communication gouvernementale, le rappel médiatique quotidien du nombre
de verbalisations, etc., autant d’éléments soulignant une stratégie
visant à présenter l’ampleur prévisibles des conséquences de la pandémie
comme résultat de l’indiscipline irresponsable et non comme découlant
de causes politiques et économiques. L’objectif est également
d’instrumentaliser la peur légitime de la pandémie pour diffuser l’image
d’un gouvernement responsable faisant face malgré l’indiscipline à la
« guerre » pour reprendre l’expression de Macron.
La seconde composante de la préparation se situe sur le versant
économique. Il s’agit ici de préparer l’opinion à un nouveau cycle
austéritaire pour le « jour d’après ». Alors que la pandémie démontre le
coût humain des politiques de réduction des budgets sociaux, l’objectif
est ici de l’instrumentaliser pour relégitimer l’idée de nécessaires
restrictions budgétaires justifiées par les « dégâts de guerre » et
l’impératif de la « reconstruction ». Le vocabulaire de la « guerre »
et de l’ « unité nationale » va dans cette direction. Nous sommes en
présence d’un exemple de ce que la journaliste Naomi Klein appelle La
stratégie du choc. Elle démontre dans son livre publié en 2007
l’utilisation des chocs psychologiques suscités par des désastres pour
imposer un ultralibéralisme encore plus poussé. Ce processus qu’elle
nomme « capitalisme du désastre » « met sciemment à
contribution crises et désastres pour substituer aux valeurs
démocratiques, auxquelles les sociétés aspirent, la seule loi du marché
et la barbarie de la spéculation[xii] » explique-t-elle.
La troisième composante est juridique et prend la forme d’une loi
« d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid -19 » remettant en
cause plusieurs droits des travailleurs. Cette loi permet au
gouvernement de prendre par ordonnance des dispositions « provisoires »
en matière de droit du travail. Elle autorise les employeurs des
« secteurs particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation ou à
la continuité de la vie économique et sociale » qui, seront définis par
décret, « de déroger […] aux stipulations conventionnelles relatives à
la durée du travail, au repos hebdomadaire et au repos dominical» (art 17). Elle
ramène le délai de prévenance pour les congés payés de quatre semaines à
six jours. Elle autorise enfin le gouvernement à modifier « les
modalités d’information et de consultation des instances représentatives
du personnel et notamment du comité social et économique ». Alors qu’il
ne semble pas urgent au gouvernement de fournir des masques dans de
nombreux métiers de contact, il considère comme urgent de remettre en
cause les droits des salariés.
Si la pandémie est un analyseur de la mondialisation
capitaliste et de sa politique économique ultralibérale, elle n’en est
pas pour autant sa défaite. Le jour d’après sera celui de la facture et
de la désignation de qui la paiera. Malgré notre atomisation liée au
confinement, il est impératif de le préparer dès aujourd’hui comme le
prépare d’ores et déjà les classes dominantes. Il est tout aussi
impératif d’exiger dès à présent une aide massive et sans condition pour
les pays d’Afrique pour faire face à la pandémie, pays que les
gouvernements occidentaux ont sciemment rendus hyper-vulnérables en
matière de santé. Plus que jamais les dominés sur l’ensemble de la
planète ont intérêt de porter leurs luttes sur les causes de la
situation et non seulement sur les conséquences. Le corona virus
démontre sans appel que ces causes se situent dans la mondialisation
capitaliste. C’est à celle-ci que nous devons nous attaquer. Si un autre
monde est possible, il est aussi nécessaire et urgent.
[i]
Frédéric Leone et Freddy Vinet, La vulnérabilité, un concept
fondamental au cœur des méthodes d’évaluation des risques naturels, in
Frédéric Leone et Freddy Vinet (dir.), La vulnérabilité des sociétés et des territoires face aux menaces naturelles, Publication de l’université Paul Valery de Montpellier 3, 2005, p. 9.
[ii] Marion Borderon et Sébastien Oliveau, Vulnérabilités sociales et changement d’échelle, Espaces, populations et sociétés, n° 2016/3, p. 1.
[iv] Bénédicte Boisguérin (coord.), Les établissements de santé,
Ministère de la santé et des solidarités, Direction de la recherche,
des études, de l’évaluation et des statistiques, Edition 2019, p. 8.
[v] Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, Fanny Vincent, La Casse du siècle : à propos des réformes de l’hôpital public, Raison d’Agir, Paris, 2019.
[vi] Anne Braun, Alya Lécrivain, Diane Beaudenon, Victorien Pâté et Mathieu Cocq, L’Hôpital public : vers une privatisation contrainte ?, 2019, pp. 3-4.
[vii] Akhenaten Benjamin, Caglar Ozden, et Sten Vermund, Physician Emigration from Sub-Saharan Africa to the United States, PLOS Medicine, volume 10, n° 12, 2013, p. 16.
Il y a le confinement d’une part et il y a le discours politique et médiatique qui l’accompagne d’autre part. La question du confinement renvoie au choix de la stratégie de lutte contre la pandémie qui elle-même découle d’une série de facteurs [critères de priorités des preneurs de décision c’est-à-dire de la classe dominante, état des moyens disponibles en lien avec les politiques structurelles antérieures – services public, politique de santé, de logement, etc. -, degré de légitimité du gouvernement, etc.] Le discours idéologique d’accompagnement renvoie lui à la nécessité pour les dominants de visibiliser certains aspects et d’en invisibiliser d’autres, d’imposer des grilles de lecture et des attributions causales des comportements et d’en occulter d’autre. En l’occurrence ce que révèle la politique choisie dans la lutte contre la pandémie c’est une nécro-politique pour entraver le moins possible le fonctionnement de l’activité économique et les profits qui vont avec. Le besoin de masquer les conséquences de celle-ci mène pour sa part à une essentialisation des quartiers populaires et de leurs habitants articulant racisme, mépris de classe et moralisation dans le cadre de la préparation stratégique de l’après-pandémie.
Le Corona Virus comme analyseur
1 . Généalogie d’une nécro-politique
Les dénonciations de l’ « amateurisme » du gouvernement et du
président de la République sont récurrentes depuis le début de la
pandémie. Elles épinglent pêle-mêle l’incapacité à anticiper, le retard
dans les prises de décision ou encore des successions de décisions et de
déclarations officielles contradictoires. Bien qu’ayant le mérite de
désigner clairement la responsabilité de l’Etat et des intérêts qu’il
représente, ces dénonciations tendent à attribuer à des
« défaillances », des « défauts », des « incapacités », des
« insuffisances », etc., des gouvernants, des constats qui sont le
résultat ou la conséquence logique du fonctionnement d’un système et de
ses critères de priorité.
Un choix tardif et partiel
En l’absence de vaccin, il n’existe que deux chemins logiques pour
freiner puis stopper une pandémie : freiner la propagation du virus par
le biais du dépistage et /ou du confinement ou au contraire le laisser
circuler pour atteindre le seuil dit de « l’immunité collective ».
L’approche théorique centrée sur le concept d’ « immunité collective »
est apparue en 1923 dans les débats sur l’efficacité ou non de campagnes
collectives de vaccination[i].
Il s’agit dans ces recherches de déterminer le taux de couverture
vaccinale pour assurer une protection optimale de la population cible.
Pour simplifier la logique consiste donc à diffuser un « virus[ii] »
atténué afin de susciter une immunité adaptative. N’étant pas médecin
nous n’entrerons pas dans le très ancien débat sur l’efficacité ou la
dangerosité des vaccins actuellement obligatoires. En revanche sans être
spécialiste, il est possible et nécessaire d’interroger le transfert de
cette approche théorique du champ des vaccins à celui de la pandémie.
De même il est indispensable d’interroger l’attractivité de cette
approche pour la pensée néolibérale [c’est-à-dire la doctrine
économique d’un marché sans entrave portée par la phase actuelle de
mondialisation capitaliste] de manière explicite comme au Pays-Bas ou
implicite comme en France.
Soulignons en premier lieu les conclusions opposées en terme de
politique publique de l’approche « immunité collective » selon qu’elle
concerne les vaccins ou la pandémie. Dans le premier cas elle conduit à
une politique active de l’Etat sous la forme des campagnes de
vaccination ou de l’instauration de vaccins obligatoires. C’est
d’ailleurs la possibilité que ce caractère actif des politiques
publiques soit mis au service des profits l’industrie pharmaceutique
sous la forme de l’imposition de « vaccins inutiles » et/ou
« dangereux » qui suscite des débats contradictoires légitimes. Pour la
pandémie en revanche l’approche « immunité collective » mène à
l’inaction publique c’est-à-dire à une logique du « laisser faire ».
Cette logique a bien entendu un coût humain que ne nient pas les
partisans de cette approche. L’économiste de la santé Claude Le Pen
évalue comme suit ce coût :
Si 60 % de la population est contaminée, alors :
1. L’épidémie disparaît ; 2. La population est immunisée contre un
rebond épidémique, une rechute ou une nouvelle infection par un
pathogène de même nature. C’est l’argument « santé publique » : la
« herd immunity » offre une immunisation efficace, efficiente et
définitive. Sauf que 60 % d’une population de 60 millions d’habitants
cela représente 36 millions de personnes et même si le taux de létalité
des personnes infectées est faible, disons de l’ordre de 1 à 1,5 %, cela
fait entre 360 000 et 540 000 morts ! À vrai dire, ce serait sans doute
moins car ces taux de létalité se réfèrent aux cas avérés quand
beaucoup de sujets sont porteurs asymptomatiques. Il faudrait une
sérologie généralisée pour connaître le « vrai » taux. Mais même divisé
par 10, le chiffre de 36 000 à 54 000 décès potentiel est considérable[iii].
La question posée par l’ « immunité collective » ne concerne pas que
le champ médical mais interroge les critères de la décision politique et
le choix des priorités. Car cette approche basée sur le sacrifice prévu
d’une partie de la population a des avantages évidents en matière
économique : ne pas freiner l’activité économique et les profits qui
vont avec. Le « laisser faire » comme réaction à la pandémie est au
service du « laisser faire » en matière économique ». Les coûts ne sont
pas de même nature selon que l’on est dans une stratégie de confinement
et de dépistage ou dans une stratégie d’immunité collective : il est
économique dans le premier cas et humains dans le second. Telle est la
raison essentielle de l’attractivité initiale de l’immunité collective
auprès des gouvernements néolibéraux. Il a fallu attendre les premières
accélérations des contaminations d’une part et les premiers cas de
re-contamination [interrogeant sur l’efficacité réelle de l’immunité
adaptative pour cette pandémie] d’autre part, pour qu’il y ait
« changement de doctrine » pour reprendre l’expression consacrée et que
se mette en place le confinement. Ce choix tardif est en outre un choix
partiel comme le témoigne le maintien en activité de nombreux secteurs
économiques non vitaux. Il est enfin un choix sans cesse remis en cause
comme en témoigne la décision de commencer la sortie du confinement par
la réouverture des écoles afin de « libérer » les parents pour qu’ils
puissent rejoindre leurs postes de travail.
Un choix idéologique
L’attractivité de l’immunité collective pour les néolibéraux a ainsi
une base économique : entraver le moins possible l’activité économique.
Elle a également une dimension idéologique indéniable. Il suffit pour
s’en rendre compte de rappeler quelques axes du discours et de la
logique néolibérale : l’idée d’une hiérarchisation légitime de la
société en « perdants » et en « gagnant », la notion de « premier de
cordée » comme ayant une valeur supérieure aux autres, le principe du
sacrifice des plus vulnérables, l’axiome d’une concurrence sans entrave
dans tous les domaines et la croyance que celle-ci produit du dynamisme
ou de l’excellence, etc. Nous sommes en présence avec le néolibéralisme
du reflet de la théorie philosophique d’Herbert Spencer de la nécessaire
et souhaitable « sélection naturelle » pour l’espèce humaine. Résumant
les liens entre le « Spencerisme » et le néolibéralisme le médecin Dirk
Van Duppen et le biochimiste Johan Hoebeke écrivent :
Selon Spencer c’est la « lutte pour la
survie » au moyen de la « loi du plus fort » qui régit la nature
humaine. Il classifie l’humanité en peuples et races supérieures et
inférieures. Cela justifie par une pseudoscience le racisme et la
division de la société entre une élite et les autres. Selon cette
idéologie, la compétition est le moteur principal du progrès. L’hérédité
détermine ceux qui restent pauvres, chômeurs ou qui ne réussissent pas
et toute aide en leur faveur est inutile. […] Le néolibéralisme a réussi
à remettre au goût du jour beaucoup de ces idées[iv].
L’attractivité de l’approche « immunité collective » pour le
gouvernement Macron n’est ni surprenante, ni nouvelle. Ni surprenante
parce qu’elle fait écho à sa vision néolibérale globale et ni nouvelle
car elle est défendue régulièrement, souvent de manière implicite et
parfois de manière explicite. Voici ce que disait par exemple, il y a
quelques mois, le directeur général du CNRS pour justifier la loi de
programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR): « Il faut une loi
ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire -, une loi vertueuse et
darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires,
établissements les plus performants à l’échelle internationale, une loi
qui mobilise les énergies[v] ».
Le souci premier de ne pas entraver l’activité économique et
les profits qui l’accompagnent conduit inéluctablement la classe
dominante au sacrifice d’une partie de la population. Nous sommes bien
présence d’une nécro-politique c’est-à-dire d’une politique de la mort,
elle-même découlant de la politique posant comme priorité absolue la
préservation du profit.
2 . L’accompagnement idéologique du confinement
L’adoption de la stratégie du confinement se réalisa à contrecœur,
imposée par l’ampleur de la pandémie [et la colère sociale qu’elle
suscitait logiquement] et en tentant de la limiter le plus possible.
Elle fut immédiatement accompagnée par une campagne idéologique tout
azimut dont l’objectif premier est de masquer la « politique de la
mort » choisie. Il s’agit également de masquer les dimensions de classe,
de « race » et de genre du bilan humain de cette nécro-politique par
un discours général sur un « virus démocratique » ne connaissant pas les
frontières sociales. L’essentialisation des quartiers populaires et de
leurs habitants est un des vecteurs de l’accompagnement idéologique de
la pandémie dans le cadre d’une préparation active de l’après-pandémie
visant à instrumentaliser la catastrophe que nous vivons, ce que la
journaliste canadienne Naomi Klein appelle la « stratégie du choc » ou
le « capitalisme du désastre » : « Ce dernier [l’ultralibéralisme] met
sciemment à contribution crises et désastres pour substituer aux valeurs
démocratiques [… la seule loi du marché et la barbarie de la
spéculation[vi]. »
L’incivilité et l’irresponsabilité des habitants des quartiers populaires
Dès les premiers jours du confinement les reportages sur le
non-respect du confinement dans les quartiers populaires se sont
multipliés. Ils furent, bien entendu, accompagné de multiples
« analyses » et commentaires des incontournables « chroniqueurs »
convergeant vers l’affirmation de l’existence d’une « incivilité » [une
« irresponsabilité », une « indiscipline », etc.] spécifique aux
quartiers populaires dans son ampleur comme dans sa systématicité.
« « Allah a plus de poids que nous » : Le confinement révèle les
territoires perdus de la République[vii] » titre le magazine Valeurs Actuelle. « Ça
fait deux jours successifs qu’il y a des gens nombreux, en particulier
des Africains, qui font des barbecues […] et quand les policiers
arrivent, ils se révoltent, ils les frappent[viii]» confirme l’incontournable Eric Zemmour. « Paris : le business des rues malgré le confinement[ix] » rajoute en titre le journal Le Parisien. Terminons
ces quelques exemples en citant l’ancien préfet Michel Aubouin pour qui
le doute n’est pas permis : « le fond du problème, c’est la difficulté
des forces de police à faire respecter le confinement. En réalité,
personne ne veut avouer qu’on ne peut pas intervenir dans les cités, ce
qui est déjà très compliqué en temps normal[x]. »
Aucune donnée statistique n’est, bien entendu, proposée pour appuyer
de telles affirmations présentant les habitants des quartiers populaires
comme des irresponsables mettant en danger la santé de tous les
citoyens. Ces affirmations se contentent de reprendre et d’accentuer,
dans un contexte de peur sociale face à la pandémie, les images
médiatiques et politiques des quartiers populaires diffusées depuis
plusieurs décennies comme étant des « territoires perdus de la
République » caractérisés par la « sécession » selon le mot d’Emmanuel
Macon, la toxicomanie généralisée, la délinquance banalisée, le
communautarisme et la radicalisation revendiqués, etc. Il y a bien sûr
dans les quartiers populaires comme ailleurs des citoyens qui ne
respectent pas le confinement. En parler est une chose, mettre la focale
sur eux de manière récurrente en imputant les « constats » à des
« incivilités » et non à des causalités objectives en est une autre.
Si la très grande majorité des habitants des classes populaires
habitant les quartiers populaires respectent indéniablement le
confinement, il est, bien entendu probable, qu’ils sont plus nombreux
qu’ailleurs à être contraints par leurs conditions d’existence à ne pas
pouvoir le respecter comme ils le voudraient. Comme tout être humain les
habitants de quartiers populaires veulent vivre, on peur pour eux et
leurs familles, comprennent ce qu’est un processus de contagion, etc.
Penser le contraire suppose de percevoir ces habitants comme constitués
d’une autre « nature » que le citoyen « normal », dotés d’une
intelligence moindre, agis par des « cultures » irrationnelles ou
barbares ou des religions de même acabit. Mépris de classe et racisme
sont dès lors inévitablement au rendez-vous.
Le discours sur « l’incivilité « et « l’irresponsabilité »
c’est-à-dire la logique de moralisation permettent de masquer les
réalités économiques et matérielles. Ils attribuent à des comportements
individuels ce qui est le résultat de contraintes liées aux conditions
d’existence. La supportabilité du confinement durable n’est, bien
entendu, pas la même selon l’environnement dans lequel il est subi. Les
effets concrets du confinement sur la quotidienneté ne sont pas
indifférents selon qu’il se déroule en résidence secondaire à l’île de
Ré ou dans un HLM de Sarcelle. Les conséquences sur la santé physique et
psychique ne sont pas identiques dans les deux situations. L’idée d’un
« virus démocratique » mis en avant pour justifier que nous serions tous
face à une même épreuve masque les divisions de classe, de « race » et
de genre.
En outre le choix de mettre la focale sur les « incivilités » occulte
les réactions collectives visant à faire face au caractère invivable et
insupportable du confinement dans de nombreux quartiers populaires.
Les initiatives de solidarité s’y sont en effet multipliées pour pallier
aux insuffisances des politiques publiques. Il faut vraiment être
entièrement coupé de la vie des quartiers populaires – et c’est de fait
le cas de nombreux journalistes, chroniqueurs ou politiques – pour être
aveugle aux solidarités de voisinage, aux mobilisations familiales, aux
initiatives associatives, etc., qui se sont multipliés ces dernières
semaines. Ceux qui ont l’habitude de parler de « zones sensibles » sont
curieusement aveugles à la sensibilité populaire qui se déploie.
Les fonctions de légitimation du discours sur l’incivilité
Le discours dominant expliquant les manquements au confinement par
« l’incivilité » ne sont pas le fruit d’une simple erreur de lecture de
la réalité sociale. Il est au service de la fonction de légitimation des
choix de gestion du confinement d’une part et des anticipations de
l’après-confinement d’autre part. Concernant le présent, ce discours
occulte le choix d’une politique policière de gestion du confinement
dont les « amendes » sont l’expression la plus visible. Un tel choix
conduit à de nouvelles confrontations entre policiers et habitants des
quartiers populaires dont témoigne la recrudescence des violences
policières dans un contexte de silence médiatique généralisé. Les choix
fait depuis plusieurs décennies en matière de sécurité dans les
quartiers populaires ont des effets décuplés dans le contexte de
pandémie et d’Etat d’urgence sanitaire. Se sentant déjà autorisé
habituellement à traiter exceptionnellement ces « racailles » ou
« sauvageons », de nombreux policiers se sentent encouragés à encore
plus de zèle par l’Etat d’urgence. Aucune mesure mobilisatrice des
énergies citoyennes n’a été prise pour accompagner le confinement dans
les quartiers populaires. Le choix a été intégralement sécuritaire avec
en conséquence des résultats prévisibles : humiliations, excès de zèle
au faciès dans l’établissement des amendes, violences policières, etc.
En témoigne la liste déjà longue des brutalités policières depuis le
début de la pandémie que recense le premier rapport de l’observatoire de
l’Etat d’urgence sanitaire publié le 16 avril 2020[xi].
La seconde fonction du discours sur l’incivilité concerne
l’après-pandémie et son bilan humain inévitable. De manière classique
quand on veut masquer de grosses disparités politiquement
dénonciatrices, il nous sera présenté des données générales ne précisant
pas toutes les caractéristiques des personnes touchées. Or on peut
d’ores et déjà affirmer que les classes populaires sont surreprésentées
parmi les victimes et que les « colorés » parmi eux le sont encore plus.
Ce sont eux qui sont dans les industries, même non vitales, que le
gouvernement a choisi de ne pas interrompre. Ce sont eux qui travaillent
dans les emplois de contact à risque et qui ont manqués de masques de
protection, de blouses, etc. Ce sont eux qui occupent massivement les
emplois ne pouvant pas être transférés vers le télétravail. Ce sont eux
qui utilisent tout aussi massivement les transports en commun pour se
rendre au travail. Ce sont eux qui disposent des moins bonnes conditions
matérielles pour se confiner efficacement tant au sein du logement que
dans l’environnement urbain de proximité. Bref le bilan par classe
sociale, par sexe et par origine sera sans surprise. Le discours sur
« l’incivilité » offre une « explication » renvoyant aux personnes les
conséquences d’une situation objective issue de choix économiques et
politiques. Les sceptiques n’ont qu’à se souvenir des explications
dominantes des accidents du travail supposément issus de la « négligence
des salariés » par insouciance ou habitudes « culturelles ». Les
dubitatifs n’ont qu’à se rappeler les explications dominantes des
suicides au travail prétendument issus exclusivement de « raisons
personnelles ».
Le bilan sera également dressé de manière statique c’est-à-dire à un
temps T ne permettant pas de prendre en compte les effets de long terme
de la pandémie et du confinement. Or vivre un confinement aussi long
dans le cadre de ce que sont les conditions d’existence des quartiers
populaires, se rendre compte progressivement de l’ampleur des décès dans
ces territoires, subir le discours sur l’incivilité, etc., ne peut pas
ne pas avoir d’effets durables. La violence de la situation subie et
contenue pendant le confinement ne peut que chercher à s’exprimer et les
décompensations seront au rendez-vous dans des territoires dépourvus
des structures de soin et d’accompagnement nécessaires. Ces effets
n’entrent pas dans les priorités néolibérales dominantes. Elles n’auront
comme seule réponse que l’action des forces de police avec des
conséquences aisément prévisibles.
Enfin le discours sur l’incivilité lors du confinement prépare à
celui sur une autre « incivilité », celle de l’après-confinement,
qu’annoncent déjà les leitmotivs « nous sommes en guerre » et de
« l’Union nationale ». L’opinion publique est préparée à l’idée d’une
« reconstruction » dans « l’après-guerre » exigeant des « sacrifices »
en matière de salaires, d’impôts, d’horaires, de congés, etc. Ceux qui
refusent cette logique seront au mieux construits comme des « incivils »
ou des « irresponsables » et au pire comme une « anti-France » à
surveiller et à punir. Emmanuel Macron nous a avertis lors de son
allocution du 13 avril qu’il faudra « sortir du sentier battu des
idéologies ». Et pour anticiper les comportements des récalcitrants, il y
a toujours des stocks de LBD qui ont été judicieusement anticipés.
La préparation idéologique de l’après-confinement est à la
hauteur de la révolte populaire grandissante mais contenue du fait du
contexte exceptionnel. Elle annonce l’accélération d’une fascisation
déjà entamée avant la pandémie. Elle appelle une réponse convergente en
termes de solidarité sans faille face à la répression et de soutien
actif aux différentes luttes sociales refusant les « sacrifices » et
« l’unité nationale ».
[ii]
Nous utilisons ce terme pour simplifier car en fait il existe
différents types de vaccins. La généralité du terme « virus » suffit ici
à notre raisonnement qui ne se veut pas médical mais économique,
sociologique et politique. Si nous avons fait l’effort, difficile pour
nous, de lire quelques travaux médicaux c’est pour interroger la
pertinence du transfert d’une théorisation d’un champ précis (celui des
vaccins) à un autre (celui de la pandémie).
[iv] Dirk Van Duppen et Johan Hoebeke, L’homme, un loup pour l’homme ? Les fondements scientifiques de la solidarité, Investig’action, Bruxelles, 2020, pp. 17 -18.
[v] Antoine Petit, La recherche, une arme pour les combats du futur, Les Echos du 26 novembre 2019.
[vi] Naomi Klein, La stratégie du choc : La montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, Paris, 2008, quatrième de couverture.
[vii] Quentin Hoster et Charlotte d’Ornellas, Allah a plus de poids que nous » : Le confinement révèle les territoires perdus de la République, Valeurs actuelles du 21 mars 2020.
[viii] Eric Zemmour, émission « Face à l’info » de C news du 19 mars 2020.
[ix] Cécile Beaulieu, Paris : le business des rues malgré le confinement, Le Parisien du 24 mars 2020.
La pandémie du Corona-virus est un excellent révélateur des inégalités de classe, de « race » et de genre du capitalisme mondialisé en général, et de la société française en particulier.
Les politiques économiques ultra-libérales ont, partout sur la planète, accru la vulnérabilité collective dans le même temps où elles ont fait exploser les profits des classes dominantes.
En France elles ont conduit à un affaiblissement des capacités de réaction du système de soin par une baisse continue des budgets dédiés à l’hôpital public.
En Afrique, en Amérique Latine et dans de nombreux pays d’Asie ces politiques ont été imposées par le FMI et la banque mondiale par le biais des Plan d’Ajustement Structurel du FMI et de la Banque mondiale, dont une des conditionnalités pour obtenir un prêt est la baisse des budgets sociaux et la privatisation des services publics.
Le démantèlement des services nationaux de soins dans les pays dominés du Sud annoncent une catastrophe inédite si la pandémie n’est pas jugulée entretemps. De manière similaire la politique de l’Europe forteresse, en fixant en masse les réfugiés fuyant la guerre dans des camps surpeuplés et défaillants en matière d’infrastructures sanitaires, produit et/ou produira un double résultat : une baisse de la capacité à juguler la pandémie d’une part et une sur-morbidité d’autre part. C’est-à-dire un véritable crime de masse.
Si le virus ne connaît pas par nature de frontières de classe, de « race » et de « sexe », nous ne sommes pas pour autant égaux devant la contamination possible. Si le nombre de victimes sera énorme, il ne sera pas également réparti. Le bilan macabre du Corona virus se déclinera également selon la classe, le sexe et l’origine.
D’ores et déjà il est possible de prédire au regard de leurs conditions d’existence et/ou de logement et/ou de travail une surreprésentation des SDF, des réfugiés, des pauvres, des femmes, des mal-logés, des précaires, des classes populaires, des immigrés et leurs héritiers français, etc. L’inégalité structurelle de classe, de « race » et de sexe est en quelque sorte traduite en inégalité devant la mort par le Corona virus.
Si dans les guerres du passé nous avions les tirailleurs africains et indochinois, nous avons aujourd’hui des tirailleurs du corona.
Le choix gouvernemental de maintenir au travail des millions de salarié-e-s dans des secteurs non essentiels pour préserver les profits est criminel. La limitation des stocks pour diminuer les coûts selon la logique ultralibérale l’est tout autant. Elle conduit à la pénurie des masques contraignant des millions de salarié-e-s à travailler (y compris dans les métiers de contact) et à utiliser les transports en commun sans protection.
Le bilan macabre étant incontournable, c’est désormais autour de son explication que se déploie l’offensive idéologique de l’Etat et de ses appareils. La mise en scène à longueur d’antenne et de discours officiels de l’irresponsabilité et de l’incivilité face au confinement a pour objectif de masquer les causes économiques et politiques de la catastrophe. Une telle mise en scène autorise en outre l’appareil policier à tous les abus dans les quartiers populaires pour mettre au pas les sauvages ou les sauvageons.
Plus que jamais l’heure est à l’organisation et à la mobilisation pour imposer un autre monde qui n’est pas seulement possible mais également nécessaire et urgent.