Après de nombreuses décennies de négation, la question des discriminations racistes [1] est depuis près de deux décennies l’objet de nombreuses publications, théorisations et recherches [2]. Quelques constats et conclusions récurrents ressortent de ce progrès récent du savoir et de la recherche : les discriminations racistes existent, elles sont massives et systémiques, elles ont un impact particulièrement destructif pour les sujets qui les subissent, et elles ne se limitent plus aux « étrangers » ou « immigrés », mais s’étendent désormais à des citoyens de nationalité française, caractérisés par certains marqueurs « identitaires » (nom, couleur, religion, etc.). Après avoir apporté quelques précisions conceptuelles, nous nous pencherons sur l’ampleur du phénomène, son inscription dans l’histoire, sa fonction sociale et économique et enfin ses effets sur les victimes, mais aussi sur l’ensemble de notre société.
Les discriminations racistes comme racisme en acte
Les discriminations racistes sont, selon nous, un des aspects du racisme qui, en tant que phénomène plus global, comprend deux autres instances : l’idéologie et les préjugés. L’idéologie raciste a été formalisé comme suit par Albert Memmi il y a déjà plus de trois décennies : « le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de légitimer une agression ou un privilège [3] ». Nul besoin donc de différences réelles pour que le racisme existe. Nul besoin de postuler l’existence de « races » pour que l’idéologie raciste se déploie. En témoigne le processus de substitution du « racisme culturaliste » au « racisme biologique » après la Seconde Guerre mondiale et le discrédit qu’elle pose sur les politiques explicites de la « race ». « Le nouveau racisme […] s’inscrit dans le cadre d’un « racisme sans races » […], un racisme dont le thème dominant n’est pas l’hérédité biologique, mais l’irréductibilité des différences culturelles » résume le philosophe Étienne Balibar [4].
L’idéologie en tant que construction théorique produite par des
« intellectuels » exprime des intérêts sociaux et économiques
étroitement liés à un contexte historique : racisme biologique et
esclavage, racisme culturaliste et décolonisation, islamophobie et
mondialisation capitaliste, etc. Son champ d’influence dépasse de
beaucoup le nombre de personnes qui y adhèrent explicitement. Par le
biais de la seconde instance du racisme, les préjugés, elle étend
largement sa sphère d’action. Or, ces préjugés historiquement datés
« une fois intégrés à la personnalité de l’individu tendent à se
maintenir, même si les conditions historiques qui leur ont donné
naissance disparaissent » rappellent Patrice de Comarmond et Claude
Duchet [5].
Idéologie et préjugés forment l’environnement des passages à l’acte
racistes (violences, injures, etc.) dont une des formes essentielles est
constituée des discriminations. Les discriminations racistes sont
ainsi, selon nous, constituées des passages à l’acte racistes
(conscients ou inconscients, explicites ou non, intentionnels ou non) se
concrétisant par un traitement d’exception défavorable au porteur d’un
marqueur d’identité socialement, politiquement et médiatiquement
stigmatisé. Il était nécessaire de rappeler ces éléments de définitions
pour
ne pas cantonner, comme trop souvent encore, la lutte antiraciste au
combat contre les idéologies racistes. De fait, c’est l’extension de
l’égalité réelle (c’est-à-dire le recul des discriminations) qui fait
reculer l’idéologie raciste, et non l’inverse. Comme pour toutes les
questions sociales, nous retrouvons ici le vieux débat philosophique
entre idéalisme et matérialisme.
Le « retour de la race » ?
L’interdiction des statistiques dites « ethniques » a un effet de cécité évident sur la perception de l’ampleur et de la généralité des discriminations racistes. Elle constitue un frein non négligeable à leurs mesures directes ainsi qu’à leurs croisements avec d’autres facteurs (le genre ou la classe en particulier). Le caractère polémique du débat entre partisans et opposants de ces mal nommées « statistiques ethniques » est lui-même significatif d’un débat plus large portant sur l’universalisme et sa définition. « L’universalisme abstrait hérité de la révolution française qui s’exprimait dans l’affirmation que la « loi doit être la même pour tous » cède progressivement du terrain face à une conception plus exigeante de l’égalité qui ne se satisfait pas de l’égalité en droit [6] », rappelle la juriste Danièle Lochak. Alors que les partisans de ces statistiques insistent sur la nécessité de nommer et de mesurer le réel pour pouvoir agir sur lui dans le sens souhaitable de l’égalité, les opposants dénoncent la dangerosité de telles données en invoquant des épisodes du passé, tels que le fichier ethnique du régime pétainiste. La philosophe Élisabeth Badinter va même jusqu’à évoquer « un retour de la race [7] » à propos de ces statistiques. Si la question des prudences dans la construction des protocoles est à prendre au sérieux, elle ne peut cependant pas, selon nous, justifier un refus de voir et de savoir.
Cela étant dit, nous ne sommes pas, heureusement, entièrement impuissants dans l’objectivation des discriminations racistes. Nous disposons en premier lieu des statistiques concernant la nationalité comme première approche. Certes, ces discriminations ne touchent que les étrangers, mais elles ont un impact important sur leurs enfants ou descendants français et déterminent en partie non négligeable leurs trajectoires. « Au total, on estime que près d’un emploi disponible sur trois est soumis à une condition de nationalité. On relève pourtant de nombreuses contradictions dans cette situation qui n’est pas sans effet sur la dynamique de l’emploi des étrangers et sur leur intégration [8] » résument l’économiste Antoine Math et le sociologue Alexis Spire. Ces données datant de 1999 ont peu évolué en deux décennies, comme en témoignent les chiffres avancés par l’Observatoire des inégalités en 2017 (5,4 millions de postes de travail, soit un emploi sur cinq). Pour être légale, cette discrimination massive qui touche à la fois le secteur public et le secteur privé n’en est pas moins scandaleuse et illégitime. Elle est illégitime dans la mesure où ces interdits d’emploi sont justifiés par l’argument de la souveraineté nationale. Il suffit de parcourir la liste de ces emplois interdits, tant publics que privés, pour se rendre compte que nous sommes en présence d’une approche extensive à l’infini de la notion de « souveraineté nationale ».
Sans pouvoir, par manque de place, décrire l’ensemble des effets de ces discriminations légales, signalons-en néanmoins trois. Le premier est la restriction du champ des possibles pour ces étrangers, avec un effet induit de détermination pour leurs enfants. La discrimination liée à la nationalité se transmute en quelque sorte en inégalités de départ pour les enfants selon l’origine de leurs parents. Le second est qu’il pose le principe de la « préférence nationale » dans l’accès à l’emploi, et, ce faisant, tend à le banaliser dans les autres sphères de la vie sociale. Nicola Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, pouvait ainsi légitimer le débat sur la « préférence nationale » en matière des prestations en se basant sur le précédent des emplois interdits dans la fonction publique [9]. Enfin, cette discrimination légale tend à s’étendre à des citoyens français (les descendants de ces étrangers légalement discriminés) par le simple fait de la possession d’un marqueur identitaire commun (nom, couleur, apparence physique). Ils sont en quelque sorte perçus et traités en étrangers avec les discriminations qui accompagnent ce statut.
Le second outil disponible pour approcher les discriminations est le traitement des données de l’INSEE issues de l’enquête « Trajectoires et origines- enquête sur la diversité des populations en France » dite « TeO [10] ». Réalisée sur la base d’un échantillon de 22 000 personnes en 2008-2009, elle fut l’objet de nombreuses polémiques, significatives des obstacles idéologiques freinant la connaissance des processus discriminatoires en France [11]. Comme le souligne les chercheurs de l’INED dans un article dans le journal Libération, « les discriminations racistes existent et résistent » et ne peuvent se réduire aux effets de l’appartenance de classe :
Trois types de réserves s’expriment communément dans les débats publics à propos du diagnostic de discrimination. La première réserve consiste à expliquer les écarts par origine par les seules inégalités sociales : l’échec scolaire plus marqué des descendants d’immigrés s’expliquerait essentiellement par la classe sociale de leurs parents et, par la suite, leur surchômage s’expliquerait par leur moindre niveau d’éducation. La deuxième réserve consiste à minorer la portée des déclarations de discrimination en considérant qu’elles relèvent d’une posture victimaire : les personnes qui se disent discriminées auraient tendance à surestimer le rôle de leur origine ou de leur apparence physique dans l’interprétation de leurs expériences négatives. La troisième réserve consiste à opposer au racisme vécu par les minorités visibles le racisme que subiraient les Blancs. Les résultats de l’enquête « Trajectoires et origines » (TeO) balaient ces trois réserves et montrent que l’on ne peut plus ignorer l’existence de discriminations racistes en France [12].
Depuis, une autre enquête du même type, réalisée en 2015 sur la région Île-de France est venue confirmer ces conclusions et souligne même une tendance à l’aggravation dont les causes possibles sont résumées comme suit : « Avec 58 % des personnes déclarant avoir souvent ou parfois connu une expérience de discrimination au cours de leur vie tous motifs confondus, l’incidence est bien plus élevée que les 17 % des enquêtés de TeO résidant en Île-de-France. Cette évolution provient d’une possible aggravation des discriminations, de la différence de durée d’exposition (toute la vie ou 5 ans seulement dans TeO) et de la progression de la prise de conscience des discriminations depuis 2008 [13]. »
Enfin, nous disposons d’une troisième source de connaissances sur les discriminations racistes par le biais des enquêtes par testing qui se sont multipliées ces dernières années dans les différentes sphères de la vie sociale (logement, loisir, santé, rapport à la police, etc.). Les deux plus importantes quantitativement sur la question de l’accès à l’emploi datent de 2008 et 2016 et convergent dans leurs conclusions. La première, réalisée par le Bureau international du travail, démontre que « près de 4 fois sur 5, un candidat à l’embauche d’origine hexagonale ancienne sera préféré à un candidat d’origine maghrébine ou noire-africaine [14] ». La seconde porte sur le recrutement dans quarante grandes entreprises qui « montrent une tendance à privilégier les candidatures portant des prénoms et noms à consonance « hexagonale » (supposées sans ascendance migratoire) aux candidatures à consonance « maghrébine » et ce, avec un écart significatif de 11 points (respectivement 47 et 3 6% de réponses favorables) [15] ».
La production de frontières intérieures
Nous avons volontairement privilégié dans les lignes précédentes les données concernant les discriminations liées à l’accès à l’emploi, en raison de leurs effets de détermination sur les trajectoires professionnelles (assignations à certains segments du marché du travail, à certains emplois, effets sur les progressions de carrière, etc.), elles-mêmes porteuses de conséquences sur les trajectoires de vie. Ces effets entrent cependant en interaction avec les discriminations dans les autres sphères de la vie sociale (discriminations au logement par exemple et ses effets d’assignations dans certains secteurs ; discriminations dans le champ de l’enseignement et de la formation, etc.) avec un effet en retour de renforcement des discriminations au travail. Ces différentes sphères d’exercice des discriminations racistes font en quelque sorte système.
Mais le terme de « système » doit, selon nous, s’entendre également dans un autre sens. Il est aussi le résultat d’une construction historique de longue durée de la gestion capitaliste de la main-d’œuvre d’une part, et de la gestion politique de la lutte des classes d’autre part. Face à la montée de l’organisation et des luttes du monde du travail, la classe dominante a mis en œuvre une segmentation colorée du monde du travail en organisant l’assignation à certains secteurs et à certains emplois de la force de travail indigène à l’époque coloniale d’abord, de la force de travail immigrée ensuite, et de la force de travail des Français descendants d’immigrés enfin. Si la frontière entre les différents segments de la force de travail s’est déplacée de la frontière coloniale à la frontière nationale pour tendre à devenir aujourd’hui une « frontière intérieure [16] », la fonction économique et sociale de cette frontière reste la même. Elle est résumée comme suit par l’économiste Immanuel Wallerstein : « À un segment important de la force de travail, il [le racisme] justifie que soit attribuée une rémunération de loin inférieure à celle que le critère méritocratique pourrait jamais justifier [17]. » Le philosophe Étienne Balibar souligne pour sa part la fonction politique de la frontière, à savoir l’organisation d’une hiérarchisation entre travailleurs :
« Parler d’extension du racisme dans la classe ouvrière (ou à la classe ouvrière) ne doit pas nous inciter à sous-estimer, une fois de plus, les antécédents du phénomène et la profondeur de leurs racines. Chacun sait, pour en rester à l’exemple français, que la xénophobie chez les ouvriers n’y est pas une nouveauté, et qu’elle s’est exercée successivement contre les Italiens, les Polonais, les Juifs, les Arabes, etc. Elle n’est pas tant liée au simple fait de l’immigration structurelle et à la concurrence sur le marché du travail […] qu’à la façon dont le patronat et l’État ont organisé la hiérarchisation des travailleurs réservant les emplois qualifiés et d’encadrement aux « Français » plus ou moins récents, et les emplois déqualifiés à la main-d’œuvre immigrée […] Ainsi le racisme des ouvriers français était-il organiquement lié aux privilèges relatifs de la qualification, à la différence entre exploitation et surexploitation [18] ».
Rien de nouveau donc ? La réponse positive à cette question ferait fi de l’énorme régression sociale que constituent les politiques ultralibérales depuis plus de quatre décennies. En remettant en cause les éléments de stabilité de la vie ouvrière, en massifiant le chômage et la précarité et en supprimant les espoirs d’ascension sociale, ces politiques font voler en éclat le compromis social antérieur. Cet éclatement s’orientera-t-il par un accroissement de la frontière entre les différents segments du monde du travail ? Prendra-t-il au contraire le chemin d’une radicalisation des luttes communes à tous les segments du monde du travail ? Les deux tendances coexistent aujourd’hui. Soulignons cependant que la tendance à une scission accrue est, selon nous, un des facteurs incontournables expliquant la spécificité de l’immigration contemporaine. En effet, comme le souligne Balibar ci-dessus, toutes les immigrations antérieures ont subi des discriminations, mais nous sommes désormais en présence d’une discrimination raciste qui s’étend aux enfants français. Il y a en quelque sorte une transmission transgénérationnelle du stigmate xénophobe [19]. Certes, l’héritage colonial spécifie le rapport à cette immigration, mais le contexte économique et social le revivifie fortement en actualisant des représentations sociales et préjugés issus de ce passé.
Les effets destructifs des discriminations racistes
Le déplacement des frontières de la nationalité à l’origine et de l’extérieur à l’intérieur est lourd de conséquences pour les victimes de discriminations racistes. Certes, les étrangers victimes de discriminations subissent et ressentent également négativement les traitements d’exception que constituent les discriminations. Cependant, l’impact destructif est paradoxalement amoindri par l’effet de deux facteurs en interaction : ils ne s’estiment pas être chez eux d’une part, et cultivent l’espoir d’un retour au pays d’autre part. Pour leurs descendants ces deux facteurs ne sont plus opérationnels et cette situation leur fait ressentir un sentiment de déni de la légitimité de présence chez soi. Un des mots d’ordre de la marche pour l’égalité et contre le racisme était déjà significatif : « Français à part entière et non entièrement à part ». Nous manquons encore de recherches sur les effets psychologiques sur ces dénis de citoyenneté, ces rappels violents à l’origine, ces projets et rêves se brisant sur le traitement d’exception, etc. L’enquête citée ci-dessus pour l’Île-de-France donne quelques indications insuffisantes mais significatives des « adaptations » permanentes que supposent l’existence de discriminations systémiques dans notre société :
« Au-delà des discriminations, l’enquête met au jour les formes plus discrètes ou anodines des désavantages auxquels sont confrontés les groupes minorisés. La nécessité d’en faire plus pour pouvoir obtenir ce qui est donné à d’autres, l’évitement de certains lieux, l’autocensure pour ne pas vivre l’échec provoqué par la discrimination ou les différentes stratégies de dissimulations volontaires (cacher sa religion ou son état de santé, changer volontairement de nom) ou imposées (se voir imposer un changement de patronyme). Ce sont par exemple 30 % des femmes qui considèrent qu’elles doivent en faire plus au cours de leur carrière en raison de leur sexe ou 32 % des musulmans qui pensent qu’ils doivent compenser le stigmate de leur religion pour accéder à l’emploi et 27 % des minorités visibles qui ont dû en faire plus à l’école en raison de leur origine [20] ».
De tels impacts sur les individus, inscrits de surcroît dans la longue durée, ne peuvent pas ne pas avoir d’effets sur les groupes d’appartenance, les identifications, le rapport aux autres et au politique, le sentiment collectif de négation et d’humiliation, etc. Ne commettons pas cependant l’erreur essentialiste. Les victimes de discriminations racistes ne constituent pas un groupe homogène et ne sont pas égales devant les impacts. Si, en fonction des ressources de l’environnement, ces effets peuvent se transformer en dynamique positive de contestation de l’injustice, ils peuvent aussi orienter certains vers des démarches d’autodestruction d’une part, et de nihilisme d’autre part.
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Les discriminations racistes ne sont ni un phénomène marginal, ni une réalité en déclin, ni une épreuve sans conséquences. Elles constituent au contraire une des réalités systémiques de la gestion des classes du capitalisme mondialisé par le biais de l’instauration d’une hiérarchisation de la force de travail, une production et une reproduction de celle-ci ne pouvant pas de ce fait disparaître par le seul effet du temps, et une épreuve lourde de conséquences pour les individus et les groupes sociaux qui en sont victimes. La place marginale de la lutte contre les discriminations racistes (quand ce n’est pas le mutisme sur la question ou la dénonciation formelle, voire la négation) dans les agendas des organisations associatives, politiques et syndicales du monde du travail souligne le retard pris sur ce champ de lutte essentiel dans le contexte d’une société déstabilisée. De notre capacité à combler ce retard dépend une partie importante de la question pour l’instant sans réponse définitive : radicalisation des luttes communes à tous les segments du monde du travail ou clivage accru en son sein pour le plus grand bien de la classe dominante ? La lutte contre le racisme ne peut, on le saisit, encore plus aujourd’hui que par le passé, se bâtir sur une base morale et sur le seul champ idéologique. Elle ne peut prendre toute l’ampleur nécessaire que sur la base d’un antiracisme politique s’attaquant au racisme en acte constitué par les discriminations racistes.