DÉCLARATION DU FUIQP
« C’est par la connaissance du passé que l’homme se libère du passé. »
Mohamed-Chérif Sahli, Décoloniser l’histoire
Lorsqu’en juillet 2020, Emmanuel Macron a confié à l’historien Benjamin Stora la mission de produire « un rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation, et la guerre d’Algérie », il l’a fait dans le contexte singulier d’une remise en cause du racisme systémique produit de l’histoire coloniale tant en France qu’au niveau international.
Des mobilisations historiques contre les violences policières et le racisme se déroulèrent des deux côtés de l’Atlantique. Des symboles du racisme furent remis en cause. Mais alors qu’aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Belgique, au Canada, en Allemagne ou en Espagne les autorités acceptaient, au moins partiellement, de retirer des symboles coloniaux et racistes de l’espace public, le président de la République opposa, à plusieurs reprises durant l’été 2020, une fin de non-recevoir à toute forme de remise en cause des marqueurs de l’idéologie coloniale dans l’espace public français.
Au cours de son discours inquisiteur contre le « séparatisme » islamiste aux Mureaux, le 2 octobre 2020, Emmanuel Macron expliqua qu’il devenait urgent d’imposer une vision officielle « française » de la colonisation en général et de la guerre d’Algérie en particulier. Ciblant les descendants de colonisés en remettant en cause le racisme systémique qui plonge ses racines dans l’histoire coloniale, le président de la République dénonçait le danger pour l’ordre social que représentaient les enfants ou petits-enfants de colonisés accusés de « revisiter leur identité par un discours post-colonial ou anti-colonial »1. Cette contestation du racisme systémique, Emmanuel Macron la dénonçait comme une forme de « séparatisme ».
Car ne nous y trompons pas, le rapport Stora ne s’adresse que marginalement à l’Algérie et aux rapports entre les deux pays. Ce rapport est d’abord, comme l’a voulu Emmanuel Macron, à visée domestique. Il s’adresse à la société française du début des années 2020.
Une caution « universitaire » pour des politiques identitaires
En produisant son rapport, Benjamin Stora vient ainsi apporter sa caution d’« universitaire » et d’« historien » à une ligne politique qui était déjà tracée en amont. Son rapport est d’abord et avant tout un instrument politique visant à préparer l’élection présidentielle en agitant le spectre d’une France blanche menacée par les « hordes de basanés » agitées par des « délires » séparatistes. De manière moins conjoncturelle, ce rapport participe d’un vaste processus visant à maintenir les hiérarchies sociales et raciales nées avec les colonisations qui structurent encore actuellement la société française.
D’après Benjamin Stora sept millions de résidents sur le sol français posséderaient, aujourd’hui, un lien direct avec l’Algérie donc, à l’aune d’une année électorale décisive pour l’exécutif, les enjeux de mémoires sont également des enjeux électoraux. Selon Benjamin Stora, il s’agit donc d’étudier les « effets des mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie sur la société française », et notamment de « la séparation des mémoires » (p. 2). Car le problème de fond, pour Benjamin Stora à la suite du gouvernement, est avant tout « la compétition victimaire », « la reconstruction de récits fantasmés » qui conduisent « aux incendies de mémoires enflammées », notamment « dans la jeunesse ». Évidemment, Benjamin Stora ne précise pas de quelle « jeunesse » il parle mais tout le monde aura bien compris qu’il s’agissait de la personne issue de l’immigration maghrébine car là est le problème pour les autorités politiques françaises. Alors Benjamin Stora déplore la larme à l’œil un risque de « communautarisation des mémoires » (p. 6).
Face à cette « communautarisation des mémoires » que propose Benjamin Stora ? L’ouverture totale des archives et l’étude sérieuse et approfondie de l’histoire de la colonisation ? Certainement pas puisque dès l’introduction de son rapport, il pose cette question totalement surréaliste pour une personne se revendiquant des sciences sociales : « Et faut-il tout raconter, tout dévoiler des secrets de la guerre [d’Algérie] ? » (p. 5). Ce simple propos ne retire-t-il pas tout crédit « scientifique » au rapport de Benjamin Stora ?
Réconciliation partout, justice nulle part
Propose-t-il que justice soit rendue à celles et ceux qui ont subi la colonisation dans leur chaire et plus largement aux peuples ayant subi la colonisation ? Évidemment non puisqu’il n’en est même pas question dans le rapport.
Alors face à la « communautarisation des mémoires », Benjamin Stora propose comme solution la « réconciliation des mémoires » par des « actes symboliques ». Mais qu’est-ce que la « réconciliation des mémoires » ? Une réunion où le colonisateur et le colonisé, l’assassin et sa victime, le tortionnaire et le torturé, le violeur et la violée, etc. se serreraient la main en acceptant de « passer l’éponge » sur le passé sans que justice ne soit rendue ? Finalement la « réconciliation des mémoires » apparaît pour ce qu’elle est : la dernière manœuvre d’un pouvoir colonial qui ne cesse de se reformuler afin d’imposer sa vision du monde et de l’histoire. La soi-disant « réconciliation des mémoires » est ainsiune manière pour l’ex-colonisateur d’imposer sa vision de l’histoire de la colonisation aux ex-colonisés, particulièrement à ceux qui vivent en France et qui contestent le racisme systémique en s’attaquant à ses racines coloniales.
Pour faire accepter son postulat néocolonial, Benjamin Stora doit donc présenter une mémoire essentiellement centrée sur la guerre de libération nationale algérienne (1954-1962) qu’il décrit comme un affrontement entre deux camps ayant chacun sa légitimité, sa perception de l’histoire et sa mémoire. Les deux mémoires « blessées » seraient nées à ce moment là dans les tumultes d’une guerre atroce. Et comme il s’agit uniquement d’un problème abstrait de « mémoires », Benjamin Stora peut ainsi évacuer l’histoire longue de la colonisation en Algérie qui est pourtant incontournable pour comprendre la Révolution algérienne.
Une « histoire officielle » pour éluder les crimes de masses de la colonisation
Ainsi, Benjamin Stora reste « étonnement » allusif sur la période de la conquête génocidaire organisée par la France au XIXe siècle. Pourtant au-delà même de la description des massacres de masses organisés par l’armée française, Benjamin Stora n’ignore pas les conséquences démographiques de cette conquête génocidaire puisqu’il a lui-même préfacé l’étude du démographe Kamel Kateb2 qui est particulièrement éclairante sur la question. Si nous nous référons aux chiffres de cette étude, entre 30 % et 58 % de la population algérienne a disparu entre 1830 et 1872.
Mais évidemment, malgré l’ampleur du crime, l’« histoire officielle » en vigueur dans l’Hexagone ne saurait admettre l’emploi du terme « génocide » pour décrire la politique française mise en œuvre durant la conquête de l’Algérie.
Pareillement, Benjamin Stora reste très peu disert sur la conséquence démographique de la répression française au cours de la Révolution algérienne. Évidemment, car s’intéresser à la démographie, remettrait immédiatement en cause l’idée d’un affrontement entre deux camps ayant chacun sa part de responsabilités et du « sang sur les mains ». Qu’en est-il du nombre de morts, de torturés, de femmes violées, de réfugiés dans les camps de Tunisie ou du Maroc, d’enfermés dans les camps de regroupement, d’irradiés suite aux essais nucléaires dans le Sahara, etc ?
Décoloniser l’histoire et l’espace public
Contrairement à notre conseiller du Prince, nous pensons, à la suite du philosophe algérien Mohamed-Chérif Sahli, que l’histoire ne doit nullement être « un instrument de propagande pour une vérité officielle »3 énoncée par un Président afin de préserver un ordre social et racial suranné. L’histoire doit d’abord participer d’un processus de dévoilement de la vérité afin de permettre aux êtres humains de se libérer des structures oppressives passées. Car à un moment où les ingérences néocoloniales françaises provoquent de l’Algérie au Mali, du Niger au Burkina Faso, la colère populaire, le combat pour la vérité et contre le révisionnisme historique est plus que jamais important.
Comme l’énonçait déjà Patrice Lumumba dans la dernière lettre à sa femme, il reste nécessaire de décoloniser l’histoire car celles et ceux qui vivent quotidiennement le racisme produit par la colonisation et ceux qui ne le vivent pas ne sauraient l’écrire de la même façon : « L’histoire dira un jour son mot, mais ce ne sera pas l’histoire qu’on enseignera à Bruxelles, Washington, Paris ou aux Nations Unies, mais celle qu’on enseignera dans les pays affranchis du colonialisme et de ses fantoches ».
Ainsi, il nous incombe, en tant qu’héritiers des résistances et luttes de libération nationale des peuples colonisés, de « revoir » l’histoire de la colonisation à partir du point de vue des colonisés et de participer à sa décolonisation ainsi qu’à la décolonisation de l’espace public. Cette relecture de l’histoire coloniale s’avère être une impérieuse nécessité car la remise en cause du racisme systémique passe, entre autre, par la décolonisation de l’histoire.
1Emmanuel Macron, La lutte contre les séparatismes, discours prononcé aux Mureaux, 2/10/2020
2Kamel Kateb, Européens, « indigènes » et juifs en Algérie (1830-1962), Représentation et réalité des populations, Paris, Ined/PUF, 2001
3Mohamed-Chérif Sahli, Décoloniser l’histoire, Alger, ANEP, 2007, page 9